Qui a tué le directeur du Bien Public ?

Pour notre rubrique Les Archives du Crime, Jean-Michel Armand reviendra sur différents crimes. Des mystères, des enquêtes et des rebondissements qui ont marqué la région au fil du temps. Un voyage captivant à travers les méandres du passé criminel local.

Il est aux alentours de 17 h 30 ce mercredi 23 janvier 1907, quand un homme à la mise soignée, grimpe quatre à quatre l’escalier d’un immeuble cossu au n° 9 de la Place Darcy, à Dijon. Arrivé au deuxième étage, il sonne à la porte d’un appartement bourgeois. C’est la cuisinière qui ouvre. Le jeune homme demande « si Eugène est présent ». L’ancillaire préposée répond « qu’il doit être sûrement présent » et le laisse entrer…

L’appartement est celui de la famille Jobard dont le père, Paul, est imprimeur et aussi le propriétaire du journal Le Bien Public. Comme s’il était chez lui, le jeune homme va directement à la chambre du fils, Eugène, âgé de 17 ans. La pièce est vide. Par la chambre contiguë, celle des parents, il débouche dans le grand salon. Là, près de la cheminée monsieur Jobard et son fils sont occupés à lire des journaux. A la vue de l’intrus, monsieur Jobard se dresse prestement et lui intime l’ordre de quitter immédiatement la maison dont il lui avait pourtant interdit l’accès. Mais qui est ce jeune homme pâle qui ne dit mot et semble par ailleurs fébrile ? Cet invité inconvenant n’est pourtant pas un étranger, il est (ou était jusque là en tous cas) le plus fidèle ami du jeune Eugène.

Un assassinat sur fond d’amitiés « particulières »…

Il se nomme Jean-Marcel Jadot. Il est le fils d’un avocat très connu du barreau dijonnais. Arthur Jadot est âgé de 24 ans au moment où cette histoire commence et là où une autre va finir. Face au désarroi de Jean-Marcel, monsieur Jobard, rasséréné, l’invite « à passer dans [son] bureau pour y avoir une franche explication ».

Sans attendre, Jadot contourne le fauteuil où Eugène est toujours assis, pétrifié. C’est à ce moment précis qu’il sort un revolver « Browning » de la poche de son manteau et tire à bout portant en direction du jeune homme. Deux balles l’atteignent de plein fouet. L’autopsie révélera que la première a pénétré le bras droit qu’il a levé dans un réflexe de défense tandis que la seconde transperce l’aisselle, perfore le poumon avant d’arrêter sa course au bord de l’estomac. Les dégâts internes sont considérables et la mort fut -selon le légiste- quasiment instantanée.

Paul Jobard se jette alors sur le meurtrier de son enfant quand il est fauché à son tour par deux autres balles tirées à courte distance. Il trouvera néanmoins la force de désarmer l’agresseur et de le jeter au sol. Malgré ses graves blessures, il va réussir à le maintenir en écrasant sa poitrine avec son genou. Mais de sa main restée libre, Jadot prend maintenant Paul Jobard à la gorge et tente de l’étrangler.

A ce triste spectacle, madame Jobard se saisit d’un bibelot et frappe à coups redoublés le visage de Jadot qui maintient tout de même sa mortelle étreinte. Affaibli, manquant d’air, Paul Jobard pâlit et suffoque quand sa fille aînée Jeanne fait irruption dans la pièce en hurlant : « Oh ! je vous en conjure, ne tuez pas papa ! ».

Alerté par ce tohu-bohu, c’est Gilbert, le valet qui se saisira de Jadot qui s’écrie aussitôt : « Tuez-moi, tuez-moi de suite mais je ne veux pas connaître l’humiliation de la cour d’assises ». Appellera-t-on la police ? Non, on se contente de le ficher à la porte tandis qu’il sanglote qu’il va se livrer au commissariat. Ce qu’il ne fera pas ! C’est la police qui viendra l’arrêter le soir même au domicile de ses parents où il s’est réfugié dans sa chambre d’enfant, hébété après s’être injecté une forte dose de morphine.

Dans les locaux de la Sûreté dijonnaise, Jadot fait des aveux complets et reconnaît « une passion contre nature » avec Eugène dont il fit la connaissance dans une soirée mondaine, à Daix, en décembre 1903 .Possédant une automobile (chose encore assez rare à cette époque), il raccompagne le jeune homme chez lui. A partir de ce jour, les deux jeunes gens ne vont plus se quitter.

 

Un mauvais fils…

Ils avaient été tous deux élèves au lycée Saint-François de Sales et avaient tous deux échoué aux épreuves du baccalauréat. Ce qui avait profondément désolés les parents d’Eugène. De six ans son aîné, Jean-Marcel proposa alors aimablement de jouer le précepteur auprès du jeune homme aux fins de le préparer aux nouvelles épreuves. Charmés par ce garçon plein d’énergie et apparemment instruit, monsieur et madame Jobard accepte la proposition. Ce chaperonnage scolaire ne pourra qu’être profitable à ce fils dispersé et rêveur. Deès lors, les deux garçons se voient quotidiennement et longuement. C’est au printemps 1905 qu’ils vont goûter aux plaisirs des jeux partagés au détriment, on s’en doute, des révisions scolaires.

A la Pentecôte, toute la famille Jobard s’en va prendre ses « quartiers d’été » dans leur maison de Fleurey-sur-Ouche. Les chambres des deux garçons sont mitoyennes et personne, hormis la petite bonne qui n’en dira rien, ne s’aperçoit qu’ils finissent leur nuit le plus souvent dans le même lit. Contre toute attente, Eugène satisfait aux écrits du bachot mais malheureusement trébuche aux oraux. Deuxième échec et nouvelle désillusion chez les Jobard. Au début du mois d’août, et comme ils en ont l’habitude, ils partent pour Saint-Malo. Le bon air marin fait du bien à madame et plus encore à Aline, leur seconde fille de constitution fragile. A son grand dam, Jean-Marcel n’est pas convié pour partager le bol d’iode mais on l’autorise à demeurer à Fleurey. Ce fût, semble-t-il pour les deux garçons un véritable arrachement. Une lettre quotidienne accapare respectivement le facteur maritime et celui des bords de l’Ouche.

Lorsqu’on lit les lettres que le juge d’instruction fera saisir, on prend la mesure de ce qu’était l’expression des sentiments à cette époque. Même les plus désavoués ! Tout n’est que suggestion, effleurements, litotes, métaphores et périphrases le tout magnifié par un vocabulaire subtil. Jean-Marcel n’oublie pas ses hôtes. Notamment madame Jobard qu’il appelle « chère maman » et signe ses courriers « le petiot de la maison ». Et pourtant, une famille il en a une aussi mais avec laquelle il est en délicatesse depuis des années déjà. Les lettres d’Arthur Jadot à son fils sont d’une autre encre…celle où se trempent les plumes de la désolation parentale.

Jean-Michel Armand 

La suite du récit dans le prochain numéro.