Darantière : l’imprimeur clairvoyant

L’histoire d’éditeurs et de Maistres imprimeurs, c’est une histoire de près de 150 ans qui compte de hauts faits d’armes comme l’édition pour la première fois en France, il y a tout juste cent ans, le 2 février 1922 précisément, de l’ouvrage de James Joyce : «  Ulysses », d’abord paru en feuilletons dans une revue anglo-saxonne.

Une histoire pourtant largement méconnue du grand public que nous révèle un ouvrage passionnant publié par les Editions Universitaires de Dijon sous la direction de Jacques Poirier, professeur émérite à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, et Eliane Lochot, directrice honoraire des Archives de la Ville de Dijon.

De sorte que le nom de Maurice Darantière, qui succéda en 1908 à son père fondateur de l’entreprise, reste à jamais attaché à celui de James Joyce dans l’histoire littéraire.

Bernard Wilhelm , auteur d’une thèse soutenue à l’Université de Paris IV en 1986 sur « Paris, et le phénomène de capitales littéraires » a fait valoir que « sans le savoir faire de certains imprimeurs, leur dévouement sans bornes, le phénomène de la Génération perdue, eût peut-être existé, mais n’aurait pu être transcrit, et serait donc oublié aujourd’hui. Le nom mentionné le plus souvent est celui de Darantière, maître-imprimeur à Dijon. Il mériterait de rester à jamais connu, ne serait-ce que pour l’impression d’un seul livre : Ulysses de James Joyce »

On doit aussi à Maurice Darantière, qui alliait à un savoir-faire exceptionnel hérité de générations d’imprimeurs bourguignons une grande sûreté de jugement et un réel courage éditorial, l’édition des premiers ouvrages de Gertrude Stein et d’Hemingway notamment.

Du courage et des convictions, il en fallait chez cet homme qui savait à quelles difficultés il allait s’attaquer en entreprenant la publication intégrale d’un ouvrage ardu, censuré, condamné par toutes les ligues de vertu pour obscénité et pornographie, au point que Joyce failli renoncer à sa publication.

La libraire parisienne Sylvia Beach, qui admirait l’œuvre, fit alors sur les conseils de sa collègue Adrienne Monnier, le voyage de Dijon pour rencontrer celui qui jouissait déjà dans le métier d’une réputation flatteuse et qui comprit rapidement la qualité littéraire et l’importance d’un livre que nombre de ses confrères peu enclins à risquer la faillite comme à subir les foudres de la justice, avaient refusé d’éditer.

Le rôle fondamental de Darantière dans l’aventure éditoriale de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, c’est Sylvia Beach qui en parle le mieux : « … Il fut très intéressé », écrit-elle dans Shakespeare et Company, « par ce que je lui racontais de la mise au ban d’Ulysses dans les pays anglo-saxons. Je lui annonçai mon intention de sortir le livre en France et lui demandait s’il consentirait à l’imprimer… mais qu’il ne pourrait être question de ma part d’aucun paiement avant les premières rentrées de souscription – si tant est qu’il dût jamais y en avoir. M. Darantière accepta. C’était on ne peut plus amicale et sportif, je dois reconnaître ».

Sans le risque prit par Darantière d’assurer, à ses frais, l’impression du chef-d’œuvre de Joyce, sans la patience et la compréhension des typographes dijonnais, le livre eut-il jamais paru, d’autant que l’auteur très scrupuleux et non moins capricieux multipliera les injonctions et les tracasseries faisant constamment évoluer un ouvrage qu’il ne cessait jamais de modifier et « exigeant » qu’il sortît des presses un 2 février, jour de son anniversaire.

C’est ainsi que le chef de train de l’express Dijon-Paris convoya au jour dit, à la demande de Darantière, deux exemplaires du livre qu’il venait d’éditer pour que Joyce, finalement ravi de la collaboration avec l’imprimeur dijonnais, puisse les recevoir le jour de ses quarante ans.

Dès lors, l’imprimerie Darantière acquit une notoriété inégalée. Celle-ci lui valut l’intérêt et la collaboration d’importants et célèbres éditeurs anglo-saxons et français dont Grasset ou encore la maison Gallimard qui lui confira de nombreuses Pléiades, dont en 1953, la première en couleur de l’œuvre de Saint-Exupéry.

En 1928 , Maurice Darantiere quittera définitivement Dijon pour Paris où il continuera à produire de somptueux livres pour bibliophiles.

L’évolution de l’imprimerie à l’ancienne dijonnaise reflétera l’évolution d’un métier longtemps florissant mais en butte dès les années 70 à l’évolution des techniques et aux bouleversements économiques qu’accompagnent les mutations culturelles touchant la place du livre et du lecteur dans une société vouée pour longtemps aux mass médias. Elle disparut en janvier 2015.

Nombre d’auteurs qui eurent à faire à Maurice Darantière reconnurent ses qualités humaines et professionnelles et rendirent hommage, dans leurs œuvres, à leur imprimeur.

Si l’hommage d’André Beucler et celui de James Joyce furent discrets, le premier faisant de l’atelier de la rue Paul Cabet un décor fantastique dans son ouvrage Le carnet de rêves et le second le saluant dans Finnegans Wake d’un « Thanks Maurice », le docteur Georges Camuset s’exclame, parlant de l’un de ses Sonnets du Docteur »

Enfin , pour t’amener de l’ombre à la lumière,

Gutenberg étant mort, j’ai choisi Darantière.

Plus sobrement, remercions les éditions EUD et les auteurs (Guillaume d’Avout, Jacques Chanussot, Eliane Lochot, Jacques Poirier et Maud Simonnot) du passionnant album consacré à « L’imprimerie Darantière », à ses directeurs successifs et à un Dijonnais courageux et clairvoyant entre tous : Maurice Darantière.

Pierre Pertus