La magie de la foire

Alors que Dijon s’enfonce doucement dans une parenthèse de froidure humide et de ciel bas qui durera presque six mois, la foire bat son plan à la bonne heure. Elle électrise la ville, aimante les foules vers le Parc des Expositions, nous épuise, aussi, tant elle absorbe d’énergie, brassant ses visiteurs en un immense bazar bruyant et joyeux. Quand on dit à des enfants qu’ils « font la foire », tout est dit !

Elle constitue l’un des premiers événements bourguignons, de loin : d’une durée de presque deux semaines, rituellement placée au coeur de l’automne, elle attire des dizaines de milliers de visiteurs, qui viennent visiter les stands, tester les nouveautés et goûter les produits des centaines d’exposants. La foire de Dijon s’inscrit dans une longue tradition, la plaçant dans la lignée des villes européennes dont les foires remontent loin, même s’il y a eu des intermittences Le cœur palpitant de Dijon, ce sont les halles. Quelques jours par semaine (et pas assez, pour bien des Dijonnais !), elles rassemblent une foule paisible et épicurienne sous sa belle verrière métallique. Mais la foire décentre ce mouvement organique le temps de quelques jours, drainant vers elle les foules venant de loin, pour s’étourdir, s’émerveiller, partager du bel et du bon. Et puis l’année de son centenaire et après une suspension covidienne tellement triste et frustrante en 2021, par question de ne pas revenir aux affaires cette année !

Au regard des enjeux économiques de ce genre de manifestations, et afin de cultiver une singularité, certaines foires se spécialisent à outrance. Celle de Dijon reste généraliste (bien que se proclamant à juste titre « gastronomique »), et tournée vers l’international, là est d’ailleurs son deuxième adjectif qualificatif. De même, le principe est d’avoir chaque année un pays invité, ou un thème à l’honneur. Là, rien d’original, toutes les grandes foires hexagonales veulent s’accoquiner avec l’Île Maurice, la Martinique ou la République dominicaine pour faire voyager à vil prix leurs ouailles et faire couler le rhum à discrétion. Mais surtout, à côté de ces imaginaires exotiques, il s’agit de proposer à la dégustation tous les bons produits du terroir, bref de marier le global et le local, selon la formule consacrée. Tout ce qui en Bourgogne se boit et se mange est présent ou représenté à la foire ; et pour le prix modique du ticket d’entrée, on en a pour son argent ; Si on vient le ventre vide, on peut repartir la panse pleine.

Le succès de la foire ne se dément pas. En fait, elle fonde l’adhésion qu’elle suscite sur quelques invariants. Elle constitue un monde immersif, exacerbant les bruits et les odeurs, où pour un sésame de quelques euros, on peut déguster, goûter, rencontrer, toper là, découvrir, s’émerveiller, sur le principe d’une convivialité franche et directe. C’est une parenthèse enchantée, ou petits et grands trouvent leur conte, ferme animalière pour les uns, vins, pâtés, saucisses et tartiflette pour les autres. Il y en a pour tous les goûts, de l’agneau au bestiau, de la poule au chapon. Le système réinvestit les mythes de Cocagne ou de la Corne d’abondance, la magie de la foire est celle du parc d’attractions ou de la fête foraine, saturant nos perceptions sensorielles, nous inondant de sons, d’odeurs, de saveurs, de rencontres, d’expériences (d)étonnantes. On en ressort toujours rincé.

La tradition, séculaire, possède un côté immuable. La foire elle-même est un grand estomac propice à toutes les régressions, à tous les excès, avec cette réminiscence de l’époque où les marchands en charrettes convergeaient vers une ville pour poser leurs bagages et faire tout à la fois bombance et commerce, à grands renforts de boniments.

La foire possède quelque chose de profondément identitaire. A une époque où tout s’uniformise, elle exprime l’âme organique et sensorielle d’une région. Elle est un creuset, où se rencontrent et communi(qu)ent les femmes, les hommes et les cultures bourguignonnes, accueillant l’autre à une époque de grande clôture identitaire. En fait, il s’agit d’un Carnaval automnal, ouvert sur le monde mais fier de ses racines.

Pascal Lardellier