Vous souvenez-vous précisément de votre journée du 2 avril 1998 ? De votre 16 juin 2006 ? Du 27 octobre 2011 ? Et du 27 mars 2019 ? Probablement pas, à moins que ces journées aient été marquées par un événement qui a fait date dans vos vies. Car nos années s’écoulent comme l’eau des chutes, et tombent dans l’oubli, la routine écrasant nos souvenirs. La vie est amnésique. Et heureusement, car quel enfer serait une existence peuplée par le souvenir de tout ce que nous avons vécu. Le 11 septembre 2001, par contre, chacun d’entre nous se souvient exactement de ce qu’il faisait ce jour-là. On pourrait refaire le film de cette journée et de cette soirée, de ces heures entre téléphone (pour partager l’information et l’émotion) et télévision. Les psychologues appellent « hypermnésie » cette faculté que nous avons de mémoriser précisément les moments forts de nos vies. Ils s’impriment dans la mémoire émotionnelle et cognitive, et peuvent être décrits bien plus tard avec un luxe de détails impressionnant.
Le 11 septembre 2001… Vingt ans plus tard, cet événement semble encore irréel. Et pourtant, on trouvait chez Orson Welles, Tom Clancy et la filmographie hollywoodienne les origines imaginaires de ce 11 septembre. Mais ce jour-là, la réalité a outrepassé toutes les fictions. Car il semblait inconcevable que des avions de ligne détournés par des terroristes percutent de manière quasi-synchrone les tours du World Trade Center, c’était impensable, et pourtant… Si nous nous penchons sur la manière dont nous avons reçu le 11 septembre, on se souviendra que nous fûmes nombreux à ne d’abord pas y croire, entre sidération et incrédulité.
En ce sens, on pourrait parler de « syndrome de la Guerre des Mondes inversé ». Flash-back : le 30 octobre 1937, Orson Welles signait une adaptation radiophonique du roman de H.-G. Wells, La Guerre des mondes. Cette émission radiophonique célèbre, où il était question d’invasion martienne, avait suscité une vaste panique. Car au prix d’un crescendo dramatique sur fond de flashes d’information fictifs, de cris d’horreur et de bruitages, Welles fit tant et si bien les policiers (à défaut des Martiens) débarquèrent dans les studios new-yorkais de la CBS. Similitudes troublantes avec le 11 septembre : New York, un danger venu du ciel, aussi, et des milliers de personnes courant affolées dans les rues. Mais « toute ressemblance avec une situation connue serait purement fortuite… ». Outre-Atlantique, la Guerre des Mondes reste bien ancrée dans un imaginaire amateur de ces mômeries qui parlent au grand enfant sommeillant dans chaque Américain, en lui disant que le monde est merveilleux et dangereux à la fois. Mais l’imagination, romanesque ou cinématographique, ouvre souvent la voie à la réalité.
Pourquoi nombre de personnes n’ont pas cru d’emblée aux attentats du 11 septembre 2001 ? A cause du caractère complètement incroyable de ces attaques et de la folle audace des terroristes. Mais surtout, le « 11 septembre » nous a semblé invraisemblable car l’imaginaire collectif occidental est saturé par des images hollywoodiennes faisant du catastrophisme leur fonds de commerce. Nous avons tous en tête les bandes-annonces de La Tour infernale, du Jour d’après, d’Independance day, d’Apocalypse now, de Titanic... Et beaucoup de personnes ont spontanément pensé à ces scénarios-catastrophes en apprenant le « 11 septembre » puis en voyant les images des avions fous entrant dans les tours. Ce n’était pas un film, mais la réalité, ce que l’on appelle « le retour du réel ».
Vingt ans plus tard, les horreurs terroristes, mises en scène par des barbares, relayées par des médias terrorisés déferlent sur la Toile et nos écrans à intervalles trop réguliers. Et les massacres perpétrés en Afrique ou en Asie ne doivent pas être pris avec distance, « parce que c’est loin ».
Le 11 septembre a violé l’innocence de nos imaginaires, la réalité a chassé la fiction. Le Bataclan n’évoque plus seulement des spectacles, et Charlie n’est plus vraiment qu’un journal satirique. Quant au 13 novembre, il est pour la mémoire française une date écrite en lettres de sang. Sans jouer à la Cassandre, le fiasco américain en Afghanistan (ce « cimetière des empires »), deux décennies après l’intervention US sur place et en dépit de 2000 milliards dépensés en pure perte, peut ouvrir la voie à une autre ère de très graves turbulences. A tous ceux qui en ont les moyens de déjouer ces funestes scénarios, pour ne plus qu’une autre date ne devienne à elle seule la signature historique d’un nouveau « massacre des innocents ».
Pascal Lardellier