« Parler Covid », ou le sens contaminé

Notre rapport au monde passe à travers les mailles fines d’un tamis symbolique appelé langage. Cela signifie que la langue n’est pas neutre, mais qu’elle oriente toujours ce qu’elle dit. Les mots colorent imperceptiblement ce qu’ils expriment ; et chaque langue, comme chaque époque, connaît ses impasses sémantiques. Le langage construit non pas le monde mais une représentation de celui-ci, partielle, partiale. Les dictionnaires clôturent la réalité dans l’enceinte du vocabulaire.

Cependant, ils ne sont jamais exhaustifs, a fortiori d’un pays et d’une culture à l’autre. Psychologues et philosophes s’entendent pour affirmer que les choses existent quand on les nomme. Et de chaque côté de la frontière, on ne désigne pas les mêmes choses ni de la même manière. Quand quelque chose de nouveau survient, il faut lui assigner un mot, qui le désigne et lui donne un sens, c’est-à-dire une orientation.

Or, à époque covidisée, vocabulaire covidien. En quelques mois, notre quotidien s’est trouvé colonisé par des mots qui nous étaient encore inconnus en janvier 2020. Depuis une quinzaine d’années, les nouveaux entrants au Robert ou au Larousse étaient issus de la sphère des médias, des Nouvelles technologies et du management, souvent des anglicismes. Cette fois-ci, l’épidémie lexicale est virale.

Signes des temps, des dictionnaires fleurissent en ligne, qui recensent tous les sigles et néologismes ayant affleuré depuis un an. Ils prennent tous acte de l’incroyable inventivité sémantique et de la profusion terminologique que l’on doit à la bureaucratie et à la sphère médicale et politique, autant qu’à la créativité des journalistes et des acteurs sociaux, vous et moi. Ainsi, dès le début de la pandémie, j’ai spontanément décliné « Covid » en verbe et en adjectif, « covidiser » et « covidisé ».

L’idée n’est pas ici de dresser une liste à la Prévert de tous ces mots, mais de dégager les champs de force sémantique repérables dans la sphère du vocabulaire épidémique. Et puisque classer c’est introduire du sens, essayons-nous à une typologie covidienne raisonnée.

Le lexique covidien, déjà bien établi, est en expansion constante. Et pour cause, cette première liste est entrée dans notre vocabulaire quotidien, et en si peu de temps, qui l’aurait pensé : cluster, confinement, distanciation sociale, taux d’incidence, attestation, gestes, quatorzaine, quarantaine, barrières, variant, comorbidité, masques, gel, déconfinement, « vaccinodrôme », « réa » (pour réanimation), anticorps, « positif » (ou « négatif »), asymptomatique, cas-contact, et le reste à l’avenant.

Il y a aussi les mots communs auxquels le Covid a rendu un lustre nouveau, ou qui prennent avec lui un sens différent. Ainsi de « soignant » et de « gestes », (associé à « barrière »), ainsi de « gel » et de « tests », de « jauge », « d’attestation », de « complotistes », « d’essentiel » et de « distance ».

Et puis les noms propres : Covid, Pfizer, AstraZeneca, Raoult, hydrochloroquine, Zoom, Lancet, Ivermectine, Whatsap, Teams ; et … Castex (étonnant d’être Premier ministre en temps de pandémie avec un nom de médicament !).

De même, les néologismes : comme « coronavirus », précisément, et puis le couple rythmant la vie de bien des Français, oscillant entre le « distanciel » et le « présentiel », mais aussi « enfermistes » et « rassuristes »

Des sigles sont aussi apparus : PCR, R-0, ARS, ARN Messager, FF2P… Enfin, des expressions : le célèbre « quoi qu’il en coûte », l’empathique « prenez soin de vous », le numérique « Click and Collect » et le comminatoire « le masque, sur le nez ! », ou encore les martiaux « nous sommes en guerre », « en première ligne », ennemi invisible ».

Ce fatras terminologique peut être rangé sur une cartographie raisonnée. Ainsi, il y a d’abord tout ce qui renvoie à la maladie, au soin, à la contagion ; ces mots du virus sont, et c’est logique, les plus nombreux. Ils sont pléthore, ces mots disant le mal et ce qui permet de le combattre.
De même, on repère la sphère sémantique de la relation, et on peut y ranger les technologies, autant que la distanciation, les gestes-barrières, ou encore « présenciel » et « distanciel ».
Et puis il y a les mots de la guerre, de même, choix sémantique imposé par Emmanuel Macron dès la veille du premier confinement, et qu’il n’a eu de cesse de réactiver ensuite. C’est une façon de penser la crise qui est imposée et critiquable. Une épidémie n’est pas  une guerre, « l’ennemi » n’a ni stratégie ni volonté de soumettre ou de nuire ; il suit une logique virale échappant à toute logique humaine, il n’a ni armée ni généraux ni drapeau. C’est me semble-t-il faire injure à tous ceux qui sont morts à la guerre, contraints ou par sens du sacrifice, que d’affirmer qu’on est « en guerre » contre une maladie.
Il est intéressant de remarquer en conclusion la manière dont le virus est nommé. Il évolue sans cesse, et ses variants sont déjà sémantiques. Ainsi, si son nom médical est pour les spécialistes « SARS-Cov-2 » (abréviation de « severe acurate respiratory syndrome »), on est passé de « Coronavirus » à « Covid-19 » (pour l’année d’apparition, « 2019 »), puis à « Covid », tout simplement. Mais « le » ou « la » ? That is the question. Cette confusion sur le genre du virus est révélatrice des débats sociétaux actuels autour de la qualification « genrée » des uns et des autres, autant que de ce que l’on nomme la « ré-assignation ». Peut-être est-il trans(génique), ce qui s’inscrirait bien dans l’air du temps. Et le féminin peut-il faire le mâle ? On a du « mal à dire » cela…

Pascal Lardellier

Professeur à l’Université de Bourgogne