Le Covid à la page

Vivre en temps de Covid donne du temps pour lire, et nous amène surtout à nous interroger sur ce que nous vivons. Or, les grands auteurs ont contribué à produire un genre à part entière, que l’on redécouvre par la force des choses en ce moment : la « littérature épidémique ».

A ce titre, la prescience de certains auteurs est impressionnante : quelques décennies avant un événement réel, ils proposent une fiction tellement réaliste qu’il semble que la réalité vécue vienne épouser ce que les pages racontaient, de manière prémonitoire. Oui, les artistes hument l’air du temps, mais ils ont aussi ce sens unique leur permettant de voir venir et de sentir de loin la survenue de la lame de fond.

Évoquer la « littérature épidémique » ne doit pas s’apparenter à une juxtaposition de titres ou à un commentaire de grandes œuvres. Ceci n’aurait pas grand sens, par delà la vaine érudition et la vraie pédanterie. Il s’agira d’aller à « sauts et à gambades » à travers quelques grands titres donnant du sens à ce que nous vivons actuellement.

Bien sûr, l’œuvre incontournable est La Peste d’Albert Camus, formidable fresque écrite de manière distanciée, sur ce « fléau de l’humanité » frappant la ville d’Oran écrasée par la détresse, la peur et la canicule. S’il est un livre à lire ou relire en ce moment, c’est celui-ci. D’ailleurs, ses ventes s’envolent. Bien avant Camus, c’est l’italien Boccace, il y a pas mal de siècles, qui dans Le Décaméron, avait décrit comment quelques jeunes Florentins, retirés dans une thébaïde luxueuse au-dessus de la ville, devisaient galamment de poésie et de philosophie tout en se délectant de mets fins, alors « qu’en bas », la ville se mourrait, frappée par la peste, encore (il s’agissait de celle de 1348 en l’occurrence). Plus récemment, c’est l’américain Philip Roth qui a livré dans Nemesis une magnifique fresque d’une communauté new-yorkaise frappée par la poliomyélite, durant la Deuxième Guerre Mondiale.

Dans ces ouvrages, par delà la diversité des personnages et des destins, quelques traits narratifs se dégagent. Toujours, une communauté vit heureuse et insouciante. Et puis le mal arrive et s’immisce, instillant le doute, la suspicion et la peur. La maladie fait bientôt rage, ressuscitant l’image de la Faucheuse. Elle abat les hommes sans distinction, amenant chacun à s’interroger sur le sens de la vie, la nature du destin et des relations, familiales, amoureuses et sociales. Ces ouvrages sont aussi des allégories, qui disent que le mal est peut-être le symptôme d’autre chose, d’une vie immorale, d’une faute à expier. Nemesis, ou « déesse de la juste en colère des dieux », de Philip Roth, ne pouvait pas mieux nommer les choses, la polio étant elle aussi le symptôme d’une mauvaise conscience qui va ravager la communauté.

Plus largement, ces trois ouvrages interrogent sur l’humanité dans sa grandeur, ses passions et ses faiblesses. Courage, abnégation, altruisme et don du sacrifice mais aussi jalousie, cupidité, peur maladive, suspicion et paranoïa… Toujours, le mal affecte les relations en infectant les corps. « Toute ressemblance avec des situations existantes ne serait en aucun cas fortuite », on l’a compris.

En fait, ces œuvres s’inscrivent dans la lointaine lignée de ce que l’on appelait au Moyen-Âge les Ars Moriendi, ou « Art de bien mourir ». Car elles mettent en scène la finitude de toute vie humaine, fut-elle glorieuse, la vanité de la quête des honneurs ou la vacuité des vains petits calculs pour « s’en sortir » ; mais la morale chrétienne et le caractère édifiant de ces ouvrages (d’autres étaient bien nommés des « Imitations du Christ ») sont, à l’ère moderne qui déboulonne toutes les statues, plutôt teintés de l’absurde camusien.

La gestion politique du Covid fait penser à Knock de Jean Anouilh, et à ses « bien portants qui sont des malades qui s’ignorent ». Et la montée en puissance des technologies sanitaires (applis, QR codes, logiciels, tests…) autant que l’essor d’un imbitable jargon sanitaire et de diktats insensés amènent à évoquer 1984 de George Orwell. Pas réjouissant.

Par-delà les vicissitudes de leurs héros, ces ouvrages sont des allégories (en grec « qui raconte autre chose »). Une fois dépassée la chronique des malheurs d’une époque, ils élèvent la réflexion vers la tragédie des destins humains. Là est précisément la finalité de la littérature : enchanter par un récit captivant et un style inimitable, mais plus profondément, faire réfléchir sur la grande expérience humaine relatée dans les pages.

Pas de côté cinématographique pour terminer : un film visionnaire a mis il y a juste 10 ans des images sur la crise que nous vivons actuellement : le formidable Contagion de Steven Soberberg. Ce film impressionnant au casting hollywoodien nous racontait dès 2011 tout ce que nous sommes en train de vivre actuellement. Et là, il n’était pas question de peste ou de polio, mais d’un virus planétaire ayant pour base une zoonose. Et tout y est, médias, politiques, réseaux sociaux, course au vaccin et paranoïa sociale.

Il faut s’empresser de se replonger dans toutes ces œuvres, elles offrent une perspective formidable à notre époque, nous dotant de précieuses antidotes face aux virus de toutes natures : de la hauteur sur notre condition humaine, et surtout un peu de sagesse dans un monde fou, de peur ou de rage.