L’envers de la nappe

A vous de juger ! Sacrément gonflé et déjanté, cet incunable de Guide Michelin. Malgré le Coronavirus qui contraint à la fermeture depuis des mois les restaurants, il nous sert aujourd’hui une soupe à la grimace, en dévoilant son palmarès en France. Palmarès, qui attribue d’ailleurs – et tant mieux – une première étoile à l’établissement dijonnais Cibo du chef Angelo Ferrigno (1).

Il n’empêche que le Michelin s’en tient stricto sensu aux Tables de la Loi gravées dans la pierre depuis sa création en 1900. En un mot, sa publication paraît aujourd’hui indécente, incongrue et cruelle au regard de la situation dramatique que connaissent restaurateurs et chefs de cuisine, fussent-ils renommés. Il ressort que l’édition 2021 démontre une fois encore une inadaptabilité aux mutations de la société depuis 20 ans. Le directeur du Guide, Gwendal Poullennec argumente en ces termes : « C’est une décision importante pour soutenir la profession malgré le contexte et peut-être en raison même du contexte ». On atteint là un degré d’hypocrisie inacceptable, car seule a primé la nécessité de renflouer les caisses, en tablant sur le fait que les lecteurs – faute de se régaler au restaurant – ne resteront pas sur leur faim et dévoreront pages et chapitres ! Business is business. Le célèbre guide gastronomique aggrave son cas, en affirmant avoir maintenu sa sélection des restaurants « selon les mêmes critères depuis toujours » (sic). Les concurrents plus charismatiques du Michelin ont choisi, eux, de se réadapter face à la pandémie.

Or depuis le tout début des années 2000, des critiques ainsi que certains journalistes gastronomiques n’ont cessé de s’élever contre l’arbitraire qui préside à l’attribution des fameux macarons Michelin. Outre Pascal Rémy, Olivier Morteau avait donné, lui aussi, un coup de canif au Guide dans « Food Business », sous le titre « la face cachée de la gastronomie française ». Ils ont été rejoints depuis par toute une presse américaine ou britannique. L’indignation d’un Veyrat ou du chef cuisinier de l’Auberge du Pont de Collonges de feu Paul Bocuse, la détresse de propriétaires d’établissements mis à mal par les inspecteurs Michelin jettent des doutes sérieux sur leur crédibilité, leur compétence, voire même leur objectivité. La Covid, de bien des manières, changera la donne : il semble évident que le style compassé, les mets luxueux exigés par les ayatollahs du Michelin ne correspondent plus à l’époque actuelle où les People trouvent chic d’avoir des serviettes de table en denim, quand ce n’est pas en jean recyclé ! On le pressent déjà : ortolans, foie gras, homards et crustacés and co s’accommoderont d’un service en salle plus vintage, plus fun, d’une carte moins onéreuse… Du moins, le temps qu’on se préoccupe de l’envers de la nappe !

Marie-France Poirier

(1) L’établissement du chef Angelo Ferrigno rejoint les trente-six restaurants déjà primés de la Bourgogne-Franche-Comté.