De grands auteurs se sont penchés sur la question sans toujours se mettre d’accord entre eux. Il ne s’agit donc pas de faire œuvre d’historien, ce que je ne prétends pas être, mais d’exprimer une opinion, comme chaque citoyen en France a le droit de le faire.
La question est devenue d’actualité lors de la discussion au début des années 2000 au sujet de l’élaboration du traité établissant une constitution en Europe, communément appelée constitution européenne. Certains Etats, dont l’Allemagne, étaient partisans de mentionner l’héritage historique du christianisme sur le continent. En France, Valéry Giscard d’Estaing y était favorable; au contraire, Jacques Chirac y était opposé au nom du principe de la laïcité française. Il a été, à l’époque, suggéré que les véritables motivations de leurs positions étaient que le premier voyait ainsi le moyen d’empêcher la candidature de la Turquie dans l’Union européenne, le second de la favoriser. Au regard d’évènements récents chacun pourra juger qui avait tort et qui avait raison.
Le texte définitif sera muet sur le sujet, mais il n’entrera pas de toutes façons en vigueur à défaut de ratification par l’ensemble des états membres.
Chacun sait que le christianisme auquel il était fait référence est la religion pratiquée par les chrétiens. Mais qui sont-ils précisément ? On dira, pour simplifier, qu’il s’agit d’hommes et de femmes qui croient en l’existence du Christ, en la nature divine de sa personne et de ses actes, qui professent et appliquent son message. Le christianisme, dans les faits, a été, et est toujours divers. Si les ariens, les nestoriens, les donatistes …,des premiers temps ont disparu, il reste de nos jours, en Europe, des catholiques, des orthodoxes, des protestants( eux-mêmes globalement répartis entre luthériens et calvinistes), des anglicans, sans compter une multitude de sectes( sans connotation péjorative) comme les baptistes, les méthodistes… Bref, le christianisme, et la chrétienté donc, sont pluriels, divers, et complexes.
Les chrétiens se sont combattus, non seulement sur le plan dogmatique ou doctrinal, mais, ce qui est plus grave, physiquement allant jusqu’à se massacrer allègrement au nom de leur Dieu commun. Rappelons pour mémoire le siège et le saccage de Constantinople, capitale de l’empire byzantin, et donc chrétien, en 1204 par les croisés « latins », les guerres de religions aux XVIe et XVIIe siècles avec en point d’orgue le massacre de la Saint-Barthélémy et la guerre de Trente ans, ou, plus près de nous le conflit sanglant en Irlande.
Au demeurant le christianisme en Europe, comme ailleurs, ne s’est pas toujours imposé grâce aux prédications et aux pouvoirs de conviction des missionnaires; que l’on songe à la « conversion « des Saxons par Charlemagne sous la menace de l’épée.
La chrétienté n’a donc pas été un facteur d’unité ou d’unification. Pour autant, très tôt, à travers ses différences elle a profondément marqué de son empreinte les territoires européens, qu’ils soient nationaux comme la France, morcelés comme l’Italie ou encore symboliquement fédérés comme le Saint-Empire romain germanique. Pour ce qui est de la France, elle s’est progressivement construite à partir de Clovis ( même si ce point de départ est contesté par certains historiens) qui s’est appuyé sur les seules véritables autorités administratives et spirituelles réellement constituées, dans ce qui n’était plus tout à fait la Gaule et pas encore la France, les évêques, survivants de l’administration romaine après la disparition de l’Empire d’Occident. C’est pourquoi, la conversion de Clovis à la doctrine de Nicée, c’est à dire au catholicisme, après sa victoire de Tolbiac sur les Alamans en 496 était vraisemblablement autant, si ce n’est plus, politique que religieuse; il savait que grâce au soutien des évêques, à leur influence due à leur autorité morale mais aussi à leur maîtrise de l’administration locale ils seraient des alliés précieux pour imposer et consolider son pouvoir encore fragile. Mais peu importe la motivation, le fait est qu’à partir de Clovis la royauté franque, puis française, s’est bâtie sur l’alliance avec Rome et la papauté, à tel point que la France deviendra, grâce à son baptême » la fille aînée de l’Eglise ».
On pourrait tout aussi bien trouver l’influence et le poids de la chrétienté dans la sphère politique européenne plus tard, entre le XI ème siècle finissant et le début du XII ème, dans le conflit entre le Saint-Empire romain germanique et la papauté à travers la querelle des Investitures à propos de celle des évêques. La victoire, même provisoire, du spirituel sur le temporel symbolisée par l’humiliation à Canossa de l’empereur Henri IV devant Grégoire VII avait montré la force de l’excommunication sur le plus puissant souverain de son temps.
Si les chrétiens étaient très largement dominants dans l’Europe médiévale il existait cependant des communautés minoritaires juives, exclues de tout pouvoir et de tous droits, qui vivaient bien souvent à l’écart de la société et subissaient régulièrement des expulsions, des spoliations et des progroms en fonction des circonstances. Quant aux musulmans, ils n’étaient présents qu’en Espagne dont ils furent progressivement expulsés à partir de 722 par la Reconquista qui se termina en 1492 par la chute de Grenade.
Mais nous sommes au XXIe siècle et tout cela est loin derrière nous. Depuis les sociétés européennes se sont sécularisées, même l’Italie et l’Espagne, pays de forte tradition catholique. Toutefois, si la France est le premier état européen qui a inscrit dans la loi la séparation des Eglises et de l’Etat depuis 1905, dans d’autres, lors de leur investiture, les chefs de l’Etat ou de gouvernement se réfèrent toujours à Dieu, ou même prêtent parfois serment sur la Bible de défendre les intérêts de leur pays.
Par ailleurs , que l’on soit chrétien pratiquant, simple croyant, hésitant, athée, agnostique, libre-penseur ou adepte d’une autre religion, chaque jour les calendriers nous rappellent le nom d’un saint, chaque année des fêtes religieuses comme Noël, même si elles ont pour beaucoup perdu leur caractère sacré , rythment notre vie et les vacances scolaires et sont l’objet de rassemblements familiaux. Mais surtout, comment ne pas voir que dans chaque village d’Europe se dresse une église (ou un temple protestant selon les régions). Rappelons à ce sujet les paroles du moine bourguignon du XIe Raoul Glaber, qui résida un temps à l’abbaye de Saint-Bénigne ; il évoquait « Le monde qui se revêtait d’un blanc manteau d’églises ». Mille ans plus tard, elles sont toujours présentes parmi nous, nous rappelant que si nos racines chrétiennes spirituelles se sont progressivement effacées, celles, architecturales, demeurent toujours ancrées dans nos territoires. C’est une réalité que chacun est libre d’interpréter comme il l’entend, mais que nul ne peut ignorer.
Yves Amphoux