Covid, ou le sacré clandestin

A priori, tout oppose le Covid (entendu ici comme une séquence épidémique globale) et le sacré. Qu’est ce qu’un virus invisible – que l’on tente de juguler à l’aide d’un gigantesque arsenal de dispositifs sanitaires et de mesures répressives – a-t-il à voir avec la sphère sacrée, invisible aussi, mais mystérieuse, puissante, intimidante ? Déjà, à y bien réfléchir, ils ont tous ces adjectifs en partage.

Et en effet, le Covid réintroduit du sacré dans nos vies, dans nos relations, dans nos manières de nous comporter et de vivre. Mais il s’agit d’un sacré clandestin, qu’on ne soupçonne pas. Et il est d’autant plus efficace qu’il avance masqué, si l’on peut dire.

Petite mise en garde terminologique : ne confondons pas sacré et religion. Celle-ci n’est que « l’administration du sacré », pour reprendre le mot célèbre de Roger Caillois. Le sacré est une puissance relevant d’un ordre supérieur, un « Tout Autre » transcendant, qui préside à l’ordre du monde et au destin des hommes… pour peut qu’on y croit. Toutes les époques, toutes les mythologies, toutes les religions lui donnent une forme particulière, des supports singuliers, et l’administrent – on y revient – grâce à un ensemble de rites. Important : toujours, le sacré exige distance, solennité, précautions, respect. La désinvolture, la connivence sont interdites avec cette force pouvant sublimer (avoir « le feu sacré » ou un « supplément d’âme ») ou punir, anéantir.

Tous les rites fonctionnent avec une grille de lecture du monde séparant le sacré du profane (profanum signifiant « devant le temple »), et surtout, ce qui est pur de ce qui est impur. On sait ainsi combien Juifs et Musulmans sont attentifs au respect scrupuleux des « ablutions » (lavage précautionneux des mains et du visage), pour se purifier avant d’entrer dans les lieux de culte.

Or, depuis quelques mois, le Covid nous amène à relire notre rapport aux autres à travers cette grille du pur et de l’impur, du bien et du mal (ne parle-t-on pas de « bonne » distance, qualification morale ?) et surtout de la vie et de la mort. Un prisme sacré, mais implicitement.

De même, on ne se touche plus, on respecte la distanciation, on craint d’être intrépide ou insouciant, avec les conséquences que cela pourrait avoir.

Or, la société du « sans-contact » se met en place, doucement mais sûrement. Ce n’est pas seulement l’argent qui est désormais « sale » (donc impur), c’est autrui qui est possiblement dangereux. Une nouvelle sociabilité s’invente par la force des choses, dans laquelle on ne peut plus se serrer la main, s’étreindre. Avec le sacré, on n’est jamais insouciant, mais toujours précautionneux. Jamais les personnes non autorisées ne peuvent s’approcher du sacré. Et surtout, on ne le touche pas. Or, le Covid nous astreint à de permanentes précautions avec les autres et l’environnement. Ne pas s’approcher, aérer, porter le masquer selon des règles précises…

De manière plus morale, la charité prônée par bien des religions nous est rappelée en permanence depuis quelques mois, le port du masque protégeant d’abord les autres du danger dont on serait peut-être porteur. C’est un geste altruiste qui relève d’une posture charitable.

Et puis le gel ! Ce produit magique, entre philtre et potion, est « thaumaturge » (en grec : « qui accomplit des miracles »). On s’en enduit dévotement les mains, par un micro-rituel auquel on sacrifie à l’entrée non des temples mais des lieux publics. C’est un bénitier qui ne dirait pas son nom. Il importe un geste sacré dans nos vies profanes, « à nos corps défendant ». Il purifie, en inversant les effets possibles de la contagion. Bien des commerces ou administrations ont placé à leur seuil un vigile qui revêt la fonction d’officiant, veillant au respect de la procédure, et surtout, au respect de ce rite de purification. Cet acte de bonne volonté est le prix à payer pour être admis socialement dans un lieu consacré.

Quant au masque, il nous prive de la lisibilité du visage des autres, il y jette du mystère et de l’inquiétude. On ne voit plus le sourire et le rire. De ce fait, les relations deviennent graves, distanciées, un peu comme dans un lieu de culte, finalement.

Enfin, une émotion commune unit Covid et sacré, c’est la peur. Peur de contaminer ou de l’être, donc d’être puni pour son insouciance, son imprudence, et peur de mourir.

« Le sacré se pose là où il veut », affirmait l’anthropologue Emile Durkheim en visionnaire, au début du siècle dernier. Avec le Covid, on ne peut mieux dire. Etrange alliage de l’infime et de l’immense, lancé pour terrifier l’époque et glacer l’air du temps…

Pascal Lardellier