Les nourritures nomades

L’une des plus grandes évolutions de ces derniers mois dans le paysage de nos villes et de nos assiettes, c’est le triomphe des nourritures nomades. A un point tel qu’« A emporter » et « livré en 30 minutes » sont devenus les crédos de la restauration de masse, les deux mamelles de l’alimentation de nombre de citadins. Il est clair que le confinement, puis le post-confinement, n’ont fait qu’accélérer la tendance. Les « premiers de corvée » de la France à l’arrêt, les presque seuls nomades durant cette séquence réfrigérante, étaient les livreurs de repas. Et puisqu’on a pris l’habitude, pas de raison que la tendance covidienne ne s’inverse. Revenir au restau, bien sûr, mais se faire livrer, de plus en plus…

Longtemps, nos nourritures furent sédentaires. On mangeait au restaurant la cuisine du chef, et à la maison les repas domestiques. Il ne serait venu à l’idée de personne de prendre ici ce qu’on allait manger là. Entre les deux, un seul trait d’union existait, le sandwich. Tout cela est terminé. Car manger est une activité qui épouse nos modes de vie et s’adapte à ce que nous devenons. C’est parce que nous sommes mobiles que nos nourritures sont maintenant nomades.

La révolution a commencé avec les pizzas, dans les années 1990. Les soirées citadines étaient soudain rythmées par des norias de scooters pétaradants, montés par des étudiants smicards qui livraient à domicile des pizzas tièdes et molles en carton (je précise mais vous m’aviez compris que lesdites pizzas étaient dans des cartons, pas en carton).

Vingt ans plus tard, à peu près toutes les nourritures s’emportent et se livrent : couscous, nems et sushis, poulets rôtis, et même repas complets clefs en main. Des géants du marché se partagent le gâteau, mis en appétit par la promesse de chiffres d’affaires juteux. Et de plus en plus de restaurants proposent cette option. Quant aux plateaux-repas, ils sont devenus incontournables dans les réunions de travail, reléguant la brasserie du coin entre collègues au rang de rareté. En aparté, triomphe parallèle du carton, du plastique et de ces emballages à n’en plus finir, qui empaquettent et servent à manger.

Et puis il y a les fast-foods et les kebabs, qui ont généralisé le à « emporter », nos trottoirs (qui dégustent) en savent quelque chose. Parlant trottoirs, la tendance actuelle est à la street-food (ou « nourriture de rue ») : on mange (des paninis, des sandwichs ou des pâtes en « box », désormais) en vaquant à mille activités, que le repas ne doit pas interrompre.

Les nourritures nomades en disent long sur les évolutions récentes de nos vies. Et elles recèlent plusieurs paradoxes. Il y a quelques années, on s’arrêtait pour manger, parenthèse quasi-sacrée en France ; désormais, de plus en plus souvent, on fait ce qu’on a à faire (télé, ordinateur, courses, réunions…), en mangeant en même temps. En fait, le rapport à la nourriture est déritualisé. On cuisine moins (ou plus du tout), on déjeune en « solo » en travaillant, on dîne entre canapé, télé et Internet. Reflux de la convivialité, essor de l’utilitarisme en toute chose. Même les apéros se sont whatsapisés, par la force de choses… L’équation, elle, est implacable : on mange plus, plus vite, plus souvent et plus mal qu’il y a quelques décennies. Les courbes d’augmentation de l’obésité ou des maladies cardio-vasculaires nous le rappellent impitoyablement.

Il y a aussi une déperdition gustative dans tout cela. Les nourritures livrées (ou emportées) sont mangées tièdes, micro-ondées ; elles sont grignotées, picorés, ou à l’inverse englouties, vite ingérés et vite oubliés. Et à une époque où la conscience environnementale est devenue omniprésente, on peut faire remarquer que l’« emporté / livré » a un coût écologique exorbitant : le « CO2 » des livreurs, les sacs et emballages jetables j’y reviens (et jetés partout), et autres couverts en plastique rarement recyclables.

Nous mangeons ainsi parce que nous sommes devenus « multitâches ». Prenons juste garde que nos vêtements ne le soient pas trop, « multitâches », après un repas pris debout, trop vite et sur le pouce.

Pascal Lardellier