Il est coutumier d’entendre prononcer l’expression « Les couleurs, c’est la vie » ! Mais qu’entendre par là ? Telle est la modeste vocation de cette chronique qui se veut exploratoire, en cette période d’intériorisation, d’intériorité, et d’interrogations, de ce registre ordinaire que sont les couleurs, leurs infinies nuances, leurs évocations émotionnelles, leurs ramifications symboliques, leurs traditions historiques, etc. Aujourd’hui, abordons l’étrange ambiance présente de « glauque ».
Depuis la parution des cartographies de déconfinement département par département, une couleur est devenue consensuelle, sinon obsessionnelle ! Il s’agit autant de la nouvelle attribution symbolique qu’elle représente, à savoir un allègement des conditions ordinaires d’existence durant le règne de la phobie du Covid-19, que d’une réminiscence de notions historiques, inscrites en nos mémoires, et qui, subitement, rejaillissent à l’aune de nouvelles circonstances. A la manière d’un entonnoir, le croisement de ces notions engendre une situation d’encombrement dans laquelle le rapport au naturel côtoie la théologie, la codification routière la poésie, et l’esthétique le biologique…
Débutons le débroussaillage par ce qui relève d’une évidence : le rapport au « naturel ». Bien avant l’appropriation de la tonalité verte par l’écologie, cette expression chromatique, nourrie du conflit entre « naturel » et « artificiel », avait fait son nid dans le registre du végétal. Bien que caricaturale, celle qui allait emblématiser les tensions entre l’ordre d’une genèse par les lois et principes de la nature et celui du produit humain, revivifiait son existence dans le nuancier idéologique et politique. Acquérant de ce fait une forme d’innocuité dont l’histoire des pigments et colorants qui l’avaient menée dans les ateliers de peinture ou de teinture en avait tracé le portrait d’une tonalité vénéneuse, toxique, voire même mortelle : songeons à l’arsenic, au cuivre… Réputation qui allait contribuer à en bannir l’usage dans certaines activités (métiers du spectacle entre autres…).
Ce sentiment de reconquête des bénéfices de la verdure se manifeste spécifiquement en cette période de crise sanitaire, plus particulièrement dans la privation du contact ordinaire éprouvé par les populations urbaines avec le végétal ! Hérité d’une recommandation récente développée au Japon, les « bains de forêt », ou « sylvothérapie » commencent à étendre leurs influences aux autres continents. Si empiriquement, le bien-être immédiat est ressenti pendant ou après une promenade dans ce milieu, le corps médical s’y intéresse de plus en plus au point d’en prescrire l’usage pour certaines pathologies mineures, encourageant leurs patients à redynamiser leurs fonctions vitales : par la proximité avec le silence en privilégiant l’écoute active, avec les effluves multiples des végétaux affiner leur odorat, par la mobilité corporelle sur différentes surfaces tester leur plasticité corporelle, le promeneur sollicite ses sensations endormies voire asphyxiées par ses environnements habituels contraints. Et redécouvre le plaisir de la synesthésie, cette union des différents sens qui nous invite à une expérience transcendante, quoique ordinaire.
Et quelle joie d’assister à la fin de l’été, au spectaculaire conflit entre chlorophylle et caroténoïdes associés aux anthocyanes ! Lorsque la photosynthèse déclinante renverse les flux des puissances colorantes contenues dans les feuillages, lorsque la tension entre l’intense luminosité estivale bascule vers une réduction de l’ensoleillement, notre regard ébloui par cette symphonie polychrome sous la baguette magistrale des lois naturelles découvre que derrière le vert pousse le rouge, et qu’en situation transitionnelle, les gammes de jaunes et d’orangés jouent la tempérance médiatrice…
Mais bien que nous soyons tous sensibles à l’esthétique de ces métachromies saisonnières, prétextes à organiser des festivités en leur honneur — pensons aux cérémonies rituelles organisées au Japon, relatives aux vénérables érables, également fêtées au Canada — les cartographes du ministère de la Santé chargés d’établir les cartes de déconfinement se sont simplement inspirés du système chromatique du code de signalisation routière. Qui lui-même avait été élaboré à partir du code visuel du réseau ferroviaire britannique, développé vers les années 1870. Qui lui-même avait été conçu selon le principe bicolore de la navigation maritime, arrêté en 1862 : rouge – bâbord vs vert – tribord. Exploitation pragmatique de la théorie de déficience de la vision en couleurs due au médecin anglais John Dalton découvreur du… daltonisme en 1794.
Mais il persiste en ce couple que d’aucuns considèrent comme « antagoniste », une ancestrale filiation beaucoup plus nuancée car teintée de spiritualité, pour ne pas dire de théologie. En effet, dès le Moyen-âge chrétien, les commentaires des textes néotestamentaires décriront la trilogie des vertus théologales composées de l’espérance, de la foi et de la charité. Peintres et poètes s’empareront de ce dispositif en associant chacune de ces qualités humaines à une tonalité : ainsi, dans sa célèbre « Divine comédie », Dante Alighieri les colore de vert, de blanc et de rouge, contribuant à ancrer dans les esprits médiévaux une notion qui demeure encore dans les nôtres : l’expression chromatique de l’espoir par le vert !
Alors, à l’instar de l’opposition entre naturel et artificiel, entre la fragile existence végétale comparée à la rugosité minérale domestiquée par la main des hommes, convertissons notre regard face à ces frêles brins d’herbes sauvages qui tentent d’exister entre la contrainte toute normative de la géométrie cubique des pavés de nos villes, et extrapolons cette banale scène à l’épreuve sanitaire que nous traversons… en ayant en mémoire qu’à l’origine étymologique de « nature », il y a l’idée de « naissance ».
Enfin, pour terminer sans achever ce bref parcours, revenons à cette fascination engendrée par la coloration du regard. Oser déclarer à une personne qu’elle a de « magnifiques yeux glauques » n’est nullement insultant ! Mais fait preuve d’une subtilité littéraire toute académique qui démontre que, loin de méconnaitre la signification quelque peu trouble qu’a pris ce terme au fil des décennies récentes, l’emploi de ce qualificatif s’enracine dans ses origines grecques qui signifiaient tout simplement… « vert » (glaukos).
Philippe FAGOT
Arcenciologue