Charles Coutant : « Le cancer ne s’est pas confiné et il galope ! »

Le Covid-19 a relégué le cancer au second plan. Faisant partie des premiers établissements français de lutte contre le cancer, le Centre Georges-François-Leclerc, dont les patients et le personnel ont aussi été frappés par le Covid-19, a été amené à modifier en profondeur, durant le confinement, son organisation et son fonctionnement. Paradoxalement, depuis le déconfinement, le CGFL a imposé des mesures de sécurité encore plus drastiques pour la sécurité de tous. Et ce, afin de pouvoir reprendre son activité dans les conditions optimales au service des patients. A l’occasion d’un état des lieux, où « l’union sacrée avec le CHU » est apparue au grand jour, le directeur général du CGFL, le professeur Charles Coutant qui fut l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme sur la gravité de la pandémie du coronavirus, a lancé un appel fort : « Il est urgent que les patientes et les patients se fassent diagnostiquer de leur cancer et se fassent traiter. Peu importe où ! » Dans le cas contraire, une nouvelle catastrophe sanitaire pourrait intervenir dans les mois qui viennent…

Dijon l’Hebdo : Quelles mesures avez-vous prises depuis que le déconfinement attendu par d’aucuns est intervenu ?

Charles Coutant : « Il est très important pour nous d’assurer la sécurité de nos patients. Nous vivons un véritable paradoxe. La France se déconfine lentement mais sûrement et, dans le même temps, nous mettons en place des mesures de plus en plus drastiques d’accès à l’établissement afin d’éviter à tout prix que le Covid circule dans nos murs. Et ce, parce que l’on sait que, lorsqu’un patient attrape cette maladie, cela peut être très grave et très délétère pour lui. Nous avons renforcé nos mesures de sécurité, d’accès, avec, notamment, l’interdiction des visites. Les personnes n’arrivent pas à comprendre cette mesure alors que, dans le même temps, se rendre rue de la Liberté, aller faire ses courses… bref revivre normalement est autorisé. Le paradoxe est que, alors que le déconfinement a été prononcé, nous renforçons nos mesures afin que l’épidémie n’arrive pas dans nos établissements. Le virus circule au CGFL et dans tous les établissements mais il faut essayer de l’endiguer, de contrôler cela au maximum parce qu’il en va de la sécurité des patients et du personnel évidemment ».

DLH : Quelles conséquences majeures a eu la guerre sanitaire contre le Covid-19 au sein de votre Centre ?

C. C : « Cela nous a conduit à prendre des décisions inhumaines. Nous déshumanisons les prises en charge et je suis, pour ma part, très perturbé par cela ! C’est le contraire de ce que l’on est, de notre engagement vis-à-vis des patients mais nous devons le faire en conscience. Nous vivons des situations humainement dramatiques. Lorsque l’on annonce une très mauvaise nouvelle à une patiente et que nous lui demandons de venir seule, ce n’est pas facile. Nous sommes confrontés en permanence au dilemme entre assurer la sécurité des patients et des professionnels d’une part et d’autre part une prise en charge la plus humaine possible. Nous sommes face à un dilemme insoluble ! »

DLH : Vous avez ainsi vécu des situations identiques à celles de multiples EHPAD…

C. C : « Totalement. Nous avons des patients aussi fragiles qu’en EHPAD. Lorsque des patients ont été infectés par le Covid, le taux de mortalité est très élevé. Chez des sujets très fragiles, cela ne pardonne pas !

DLH : Selon nos informations, ce taux a atteint 50 %…

C. C : « Oui, à peu près, et nous avons eu un certain nombre de cas de Covid. Après, des patients qui ont eu le Covid dans notre établissement, pour lesquels nous étions au début de la prise en charge oncologique et où une indication de réanimation a été posée si leur état devait se dégrader, ont été immédiatement transférés au CHU. Je tiens à dire que nous avons travaillé en grande intelligence avec le CHU et avec l’ensemble des cliniques de Dijon. Il y a eu une vraie solidarité, je pourrais même dire une union sacrée sur la prise en charge de cette situation. Le CHU nous a aidés dans un certain nombre de circonstances : la prise en charge de nos patients Covid, la fourniture de masques en début de crise. Et nous les avons aidés en leur fournissant, par exemple, des respirateurs ou en acceptant d’accueillir leurs chirurgiens pour que la chirurgie oncologique, notamment en URL et en urologie, puisse se faire. Je sais aussi que les cliniques ont joué le jeu de façon remarquable et il est important de le souligner. C’est tout à l’honneur de chacun des acteurs ».

DLH : Des salariés du CGFL ont-ils été également infectés ?

C. C : « Nous avons des salariés qui ont été malades du Covid-19 et nous en avons encore. Là, ce n’est pas du tout fini. Je ne sais pas s’il y aura une deuxième vague. Je ne suis ni devin ni un éminent spécialiste de ces sujets-là mais je ne vois pas comment l’on n’aura pas de deuxième vague. La question réside dans la hauteur de cette vague ».

DLH : Vos équipes, tout comme l’ensemble des soignants, ont ainsi été en première ligne…

C. C : « Nous avons eu des belles histoires : deux de nos infirmières anesthésistes se sont portées volontaires pour aider nos collègues de l’Institut Gustave-Roussy à Villejuif lorsque celui-ci s’est retrouvé en très grande difficulté au début du mois d’avril. Elles sont allées 15 jours en secteur réanimation Covid. C’est exceptionnel… Nous avons eu une belle solidarité au sein de l’établissement avec l’ensemble des professionnels disponibles pour réaliser d’autres tâches que celles pour lesquelles nous les avions recrutés. Par exemple, du brancardage, du ménage… Là aussi, nous avons ressenti l’union sacrée. Je suis un directeur très fier de mes équipes… des femmes de ménage aux soignants, en passant par les techniciens de laboratoire. Tout le monde a apporté sa contribution dans des situations qui étaient difficiles. Au début, nous avons manqué à peu près de tout, ce qui nous a conduit à prendre des décisions courageuses. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas ».

DLH : Vous avez ainsi subi également les affres de cette crise sans précédent alors même que vous avez été l’un des premiers, localement, à tirer la sonnette d’alarme sur la gravité de la situation… Et ce, plusieurs semaines avant même le confinement imposé par le gouvernement…

C. C : « J’étais en effet très inquiet par rapport à ce qui se passait. Nous avons eu des situations de forte tension mais nous n’avons jamais été en rupture totale et nous nous sommes entraidés avec le CHU vis-à-vis de cela ».

DLH : Devez-vous faire face aujourd’hui, comme d’autres établissements, à des pénuries de curare par exemple ?

C. C : « Nous ne sommes pas impactés plus que cela par ces problèmes. Il est prégnant dans des endroits en forte tension comme l’Ile de France et le Grand Est. Nous avons toujours eu trois semaines de stock. Un suivi national est effectué et l’on nous donne les dotations en fonction de notre consommation. On tire beaucoup sur la gestion de cette crise au plus haut niveau mais je trouve au contraire que, dans la situation exceptionnelle que l’on a vécue, il y a eu, en tout cas sur cette question de la gestion des médicaments, des décisions au départ qui ont permis de ne pas se retrouver en rupture de stock ».

DLH : Le cancer a été relégué au deuxième plan depuis le début de la crise sanitaire. J’imagine que cela vous inquiète…

C. C : « Il est en effet urgent que les patientes et les patients se fassent diagnostiquer de leur cancer et se fassent traiter. Peu importe où ! Que ce soit dans une clinique, au CHU, dans un hôpital périphérique ou au CGFL, du moment que les gens le fassent ! Nous avons, par exemple, en ce qui concerne le cancer du sein, deux fois moins de personnes dépistées ces deux derniers mois par rapport à la même époque l’année dernière. Cela signifie que nous avons des gens avec des cancers chez eux et que le cancer continue lui de progresser. Cette proportion est légèrement plus faible en ce qui concerne les cancers touchant les autres organes – notamment les poumons, les cancers digestifs… – parce qu’il y a des signes cliniques qui amènent plus à consulter. Sur des cancers que l’on diagnostique d’habitude à un stade asymptomatique, c’est beaucoup plus criant. Nous sommes dans cette situation parce que les gens sont terrorisés par le fait de se rendre à l’hôpital mais aussi parce qu’ils rencontrent des difficultés d’accéder à des soins. Des cabinets ont notamment fermés… C’est la raison pour laquelle je tiens à lancer un grand appel aujourd’hui : si vous avez un problème de santé, si vous avez une boule dans le sein, si vous avez un symptôme, faites-vous diagnostiquer et faites-vous traiter ! Il ne faudrait pas que les conséquences de l’absence de traitement du cancer ou d’un mauvais traitement soient plus importantes que les conséquences du Covid. Malheureusement, je crains que ce soit ce que l’on est en train de vivre actuellement. Il est clair que cette histoire du Covid ne s’arrêtera pas demain et il est urgent de rediagnostiquer les gens et de les retraiter ».

DLH : C’est le message fort que vous adressez…

C. C : « Oui ! Le Covid ne va pas s’arrêter demain. Cela va laisser une cicatrice indélébile dans nos organisations et dans nos vies mais il faut resoigner les gens. Là, je ne parle pas que du cancer. Je pense à toutes les maladies chroniques, le diabète, les problèmes neurologiques, la dépendance, la maladie d’Alzheimer, etc. Nous devons absolument nous remettre à les prendre en charge car il en va de la sécurité de ces malades ».

DLH : Craignez-vous que les dommages inhérents à l’absence de soins pour certaines maladies, dont le cancer, ne soient aussi destructeurs à terme que le Covid-19 ?

C. C. : « Totalement. Il ne faudrait pas que demain la mortalité induite par l’absence de soins soit supérieure à celle du Covid. Nous allons tout droit dans cette situation si l’on ne fait rien et le ministre de la Santé le répète tous les jours. Le gouvernement est totalement sensibilisé à cette question. Il faut que toutes nos modalités de traitement soient disponibles aux patients qui en ont besoin avec en permanence la balance bénéfices/risques. En chirurgie, nous avons pris la décision de tester systématiquement par un test PCR tous les patients qui vont subir une intervention sous anesthésie générale. Nous avons mis en place une multitude de procédures pour leur prise en charge. Notre fil conducteur au Centre Leclerc a toujours été la sécurité des patients et des professionnels ainsi qu’une prise en charge la plus optimale possible pour les patients ».

DLH : Une estimation des conséquences de cette absence de prise en charge a-t-elle été d’ores et déjà chiffrée ?

C. C : « Une grande étude nationale est en train d’être réalisée. La mortalité induite par un sous-traitement ou une sous-prise en charge du cancer sera une vraie question. Dans les cancers du sein, certains sont d’une forme peu grave et peuvent avoir six mois de retard sur une prise en charge. Cela n’aura pas d’impact. Pour les formes graves, nous aurons des pertes de chance réelles. C’est un vrai sujet ».

DLH : La situation est ainsi réellement préoccupante…

C. C : « Le cancer ne s’est pas confiné et il galope. Il faut que l’on redresse la barre très vite, car, sinon, nous allons vers un drame à l’automne lorsque l’on va se retrouver à diagnostiquer des tumeurs à un stade évolué alors même que nous aurions eu toutes les chances de les guérir si nous les avions diagnostiquées six mois plus tôt. Je pense, notamment, à certaines formes histologiques dans le cancer du sein. Au moindre doute, allez chez votre médecin si l’on doit vous traiter d’un cancer, on le fera en toute sécurité. Ici ou ailleurs… »

DLH : Avez-vous dû modifier en profondeur votre façon de travailler depuis le 17 mars dernier ?

C. C : « Les répercussions sur l’organisation ont été dantesques. En outre, comment revenir en arrière ? C’est vrai dans les organisations de travail mais aussi dans des décisions que nous avons prises au départ pour protéger certains salariés, afin que, si d’autres étaient malades, on puisse alors solliciter ces salariés. Ce système de réserve avait également pour but d’être capable de mobiliser des salariés afin de venir en aide au CHU si le besoin s’en faisait sentir. A ce moment-là, on pensait vraiment que l’on pouvait connaître à Dijon un tsunami comme ont pu le vivre le Grand Est et surtout l’Ile de France. Nous avons subi une très grosse vague mais pas de tsunami. Nous avions également sanctuarisé 10 lits du Centre Leclerc à disposition du CHU afin que celui-ci puisse mettre qui il voulait à partir du moment où ce n’était pas des sujets Covid ».

DLH : L’accueil des patients a-t-il considérablement été réduit ?

C. C : « Il y a eu deux phases. A la mi-mars, au moment du confinement, nous avons drastiquement réduit notre activité. Les incertitudes étaient encore nombreuses. Certaines chimiothérapies très aplasiantes ont été reportées. Nous avons déprogrammé toute la chirurgie bénigne non urgente, toute celle de reconstruction que l’on ne va pas reprendre tout de suite. Nous avons arrêté toute la radiothérapie non urgente ainsi que la radiothérapie pour des lésions bénignes, comme les méningiomes. Nous avons diminué fortement la venue des patients dans notre institution afin de ne pas les exposer. Sur la radiothérapie, ce sont des schémas hypofractionnés avec moins de séances. Nous avons mis en place une RCP Covid où, dans les cas difficiles, les situations étaient discutées entre professionnels de santé : comment fait-on le traitement, l’ajuste-t-on, le reporte-t-on, etc. ? Nous avons privilégié dans certains cas les traitements par voie orale plutôt que les déplacements sur site. Comme tous les autres établissements, nous avons développé des téléconsultations afin d’éviter des visites inutiles (ndlr : 5 000 téléconsultations médicales ont été effectuées par les médecins du CGFL). Lors d’une deuxième phase, toujours dans la balance bénéfices/risques, nous avons décidé de reprendre les traitements standards parce que l’on ne pouvait pas continuer en mode dégradé dans l’intérêt des patients durant des mois et des mois lorsque l’on a compris que cette crise allait perdurer ».

DLH : Comment avez-vous vécu toutes les polémiques qui ont divisé le monde des chercheurs – et c’est un doux euphémisme – depuis le début de la crise du coronavirus ?

C. C : « Je n’ai pas d’opinion tranchée mais nous venons de lancer au Centre Leclerc une étude qui a pour but de voir l’impact de l’exposition au virus et donc du confinement par rapport à l’apparition d’anticorps. Nous avons proposé à nos 850 salariés de participer à cette étude. En trois jours, plus de 600 d’entre eux se sont inscrits et ont été prélevés. L’idée est de voir, dans une institution comme la nôtre, où le virus circule, la prévalence de l’exposition au virus. En parallèle, nous testons 1500 patients. Nous avons mis en place cette étude afin d’apporter notre pierre à l’édifice de la recherche face à cette maladie. Je sais que le CHU a également développé de très belles études sur le sujet. Il faut bien voir que c’est a priori une maladie nouvelle, qu’ils ont en quelques semaines identifié le virus, réalisé son génome et trouvé un test. Quinze ans en arrière, cela aurait pris deux ans. Nous sommes déjà en train de parler d’un vaccin. On ne pouvait pas aller plus vite dans la gestion de cette crise totalement inédite. Il faut aussi rappeler que le port du masque – et comme il faut – est important. La distanciation physique est vitale, tout comme les gestes barrière, avec le lavage des mains régulier et la solution hydroalcoolique. C’est de notre responsabilité de le dire et de le redire ! Personne ne pénètre ainsi au Centre Leclerc sans porter un masque chirurgical qu’on lui remet ni sans un lavage des mains avant et après la mise en place du masque. Ce sont des mesures très importantes. Nous avons des vigiles afin de contrôler tout cela pour la sécurité de tous ».

DLH : La lutte contre l’inégalité territoriale d’accès aux soins fait partie de l’ADN du CGFL. Cela a dû être beaucoup plus compliqué depuis le début de la crise sanitaire…

C. C : « Nous avons continué de remplir toutes nos missions d’ancrage territorial afin d’éviter une explosion des inégalités. Je suis moi-même allé à deux reprises durant le confinement au centre hospitalier de Sens. Pour l’anecdote, je me suis fait arrêter au péage et c’était tout à fait normal ! Mais, clairement, cette crise a aggravé les inégalités, notamment dans certains territoires en grande difficulté ».

DLH : Dans la lutte contre le cancer, la dimension psychologique est importante. Pensez-vous que le climat anxiogène inhérent à la « guerre contre le Covid-19 » a-t-il pu aggraver certains cas ?

C. C : « On ne l’a pas mesuré mais, très honnêtement, je ne le crois pas. S’il y a eu des répercussions, elles sont liées au fait de ne pas s’être fait traiter ! »

DLH : Sur les frontons de notre République, la formule Solidarité, Egalité, Fraternité a quelque peu remplacé durant la période du confinement le célèbre triptyque Liberté-Egalité-Fraternité. J’imagine que cela a dû vous faire chaud au cœur et pas seulement à 20 heures chaque soir…

C. C : « Cela nous a fait beaucoup plaisir. Surtout l’égalité, l’égalité des chances, la réduction des inégalités d’accès au soin, la solidarité… Il y a eu une prise de conscience que la santé est un bien précieux et que le système de santé est quelque chose de très précieux. Nous avons quand même la chance d’avoir dans ce pays, avec la Sécurité sociale, un système de santé fabuleux qui a rempli toutes ses missions. Nous n’avons laissé personne au bord de la route. Quand je vois que certains hôpitaux aux Etats-Unis, alors même qu’ils vivent une véritable explosion du Covid, licencient des soignants parce qu’ils n’ont plus d’argent qui rentrent dans les caisses, je me dis que l’on a de la chance en France d’avoir eu un tel soutien de la part de nos pouvoirs publics dans la gestion de cette crise ».

Propos recueillis par Camille Gablo