Un Dijonnais raconte son confinement à Oran

Alain Ramette vit et travaille à Oran depuis 2016, où il dirige l’Institut français, ex-CCF (Centre culturel français). Dijonnais d’origine, ses différentes missions auprès du ministère des affaires étrangères l’ont conduit au Japon, en Israël, en Roumanie et en Algérie. Il nous raconte la ville d’Oran… et son confinement.

« On croit tout connaître d’une ville… Et voilà qu’un virus inconnu (à défaut de bien le comprendre, on lui a au moins donné un nom : le Covid-19), venu d’on ne sait trop où, vient bousculer l’ordre des choses sur toute la planète.

A Oran, où je vis et travaille depuis quatre ans, je m’étais construit une image que je croyais définitive de celle que l’on surnomme aussi « El Bahia » : « la Radieuse ». Disons-le franchement, je n’ai jamais vraiment adhéré à cette image aussi trompeuse – pour moi –, que le fait de faire des Champs-Elysées la « plus belle avenue du Monde » (mais ça se discute). La « Radieuse » a des rides, des cicatrices, et souffre d’avoir été négligée même si certains acteurs de la société civile algérienne se battent farouchement pour la protéger et en recenser les trésors architecturaux. J’ai appris, moi, à apprécier – justement –, cette architecture délabrée mêlant immeubles haussmanniens et Art déco, ses cours intérieures sombres et secrètes, ses balcons menaçants, magnifiquement décorés de garde-corps rouillés. J’aime les rues en pente qui descendent vers la mer, qui résonnent des cris des commerçants et des enfants qui jouent. J’apprécie de pouvoir flâner à toute heure du jour et de la nuit dans une ville que je sais sûre et accueillante, préservée des aléas liés au tourisme de masse. Ici, le visiteur est accueilli en ami.

Oran ne s’apprécie toutefois vraiment qu’à condition de se laisser submerger par le bruit et l’agitation, ce qui finit par arriver, comme on s’habitue aux chants sur-amplifiés des muezzins, que l’on finit par ne plus entendre. Les cris des commerçants des marchés des quartiers populaires du centre : Bastille, Saint-Pierre ; les autobus qui passent en grondant, chassant les piétons sur leur route, à grands coups de klaxons plus puissants que les sirènes des cargos du port, avec lesquelles on les confond parfois ; la musique – omniprésente –, qui s’échappe des boutiques ou des voitures occupées par quelques désœuvrés en maraude se mêlant aux embouteillages, les sifflets et les compliments un peu lourds adressés aux passantes ; le brouhaha des restaurants et des bars à peine cachés où se côtoyent notables et voyous, tout cela faisait d’Oran une ville remuante, libre, rebelle…

Oran s’est tue soudainement, au premier soir du couvre-feu, juste après un dernier moment de fureur mêlant sirènes de police et messages enjoignant aux derniers passants de rentrer chez eux. Alors, l’incroyable s’est produit : le silence s’est fait sur la ville et l’on a cru – chacun chez soi –, être seul au monde. Il a fallu un long moment pour entendre à nouveau des signes de vie, tellement discrets que l’agitation quotidienne nous les avait rendus inaudibles : le cri des mouettes, le chant d’un oiseau, la plainte au loin d’un chien malheureux, le grincement des grues du port, le bruit du vent dans les palmiers des avenues, ont réapparu dans nos vies.

Depuis la terrasse de l’immeuble où je vis (j’y loue une petite maison sur le toit), je regarde la mer, aussi belle qu’inaccessible (le port est fermé au public et on n’accède à la mer que plus loin sur la côte, en direction des Andalouses, à l’est, ou de Kristel, à l’ouest). Je ne suis pas seul à rêver à une France devenue beaucoup plus lointaine depuis qu’il n’y a plus ni avion ni ferry pour la rejoindre. D’autres que moi fixent l’horizon en silence depuis les terrasses voisines, sous le regard protecteur de Notre Dame de Santa Cruz. La chapelle est nichée sur les flancs du Mont Murdjadjo tout proche et est elle-même surplombée par le fort de Santa Cruz érigé par les Espagnols puis, plus haut, par une mosquée située sur le plateau de Bel Horizon. Elle a remplacé la petite chapelle abritant une statue de la Vierge Marie, construite en 1850 après une épidémie de choléra. Peut-être contribuera-t-elle à débarrasser la ville du Covid-19, depuis la ville de Nîmes où elle se trouve maintenant ?

Oran est aussi, bien sûr, le théâtre du roman d’Albert Camus, La Peste, dont il se dit que la pandémie est à l’origine d’un regain de succès. L’auteur a vécu dans le quartier, rue Larbi Ben M’hidi (ex-rue d’Arzew), où se trouve aussi l’Institut français que je dirige. Ce lieu de référence en matière culturelle est aujourd’hui désert et nul ne sait quand on pourra y accueillir à nouveau concerts, conférences et expositions. La médiathèque est vide, le patio se transforme en jungle et on n’y entend plus la voix de la jeunesse oranaise qui s’y pressait.

Seul dans l’établissement désormais, je me sers un verre de vin blanc d’Aboukir dans lequel j’aurais aimé verser un peu de Crème de cassis de Dijon (je n’en ai plus malheureusement et plus moyen d’en trouver). Mes pensées vont vers mes amis dijonnais, ma mère, confinée, là-bas. Je partage ce verre de l’amitié à bien plus que les deux mètres recommandés de « distanciation sociale » : quelques milliers de kilomètres nous séparent, qu’internet ne suffit pas à combler (la qualité de la connexion au réseau en Algérie est exécrable et les coupures sont nombreuses).

Qu’importe… Un jour, nous retraverserons des mers, nous reprendrons nos échanges, nous voyagerons à nouveau. Le vent qui se lève maintenant sur Oran, l’orage qui gronde au loin, du côté de Mers El Kebir, annoncent la pluie. Nous débarrassera-t-elle de cette nouvelle peste ? »