Avec le décès de Robert Poujade, le 14 avril dernier à l'âge de 91 ans, c'est une des toutes dernières étoiles de la baronnie gaulliste qui disparaît du ciel politique. Difficile d'évoquer celui qui fut maire de Dijon de 1971 à 2001 en quelques lignes. Difficile d'évoquer l'homme dans sa richesse et surtout sa complexité. Robert Poujade a incarné le hiérarque du pouvoir, gaulliste d'instinct, de tradition, de goût, de culture, trop jeune pour avoir été l'un des « compagnons » historiques du général mais qui a, au fil des ans et des aléas de la conjoncture politique, côtoyé les plus grands, les plus importants... Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac. Evoquer Robert Poujade, c'est évoquer l'histoire d'un monarque éclairé tombé jeune dans les bras de la grandeur politique, imperturbable timonier de la droite départementale, doté d'un caractère et d'une hauteur de vues que ses adversaires ne lui ont que très rarement contestés, professionnel jusqu'au bout des ongles avec ce que cela suppose d'opiniâtreté, de réalisme, de dureté, et parfois même de cynisme. Robert Poujade avait tout ce qui caractérise un leader charismatique : le verbe, l'alacrité, le sens de la métaphore, la culture, l'humour et bien sur l'autorité. La poigne était gantée de chic, mais elle a toujours tenu le collet serré. Dijon l’Hebdo vous propose de rembobiner une partie de l’histoire.
1962. Robert Poujade fait irruption sur la scène publique. Huit mois après la signature des accords de cessez-le-feu d'Evian entre la France et le Front de libération nationale algérien (FLN). Qui pouvait croire que ce jeune homme fringant et souriant, se référant volontiers au képi du général, allait faire souche dans la vie politique dijonnaise ? Les débuts sont difficiles : défaite face au député sortant, le chanoine Kir, malgré un score plus qu'honorable. Cinq ans après, c'est beaucoup plus facile. Robert Poujade rejoint le Palais Bourbon.
1968. « La réforme ou la chienlit ». La France sort d'une terrible épreuve sociale. Robert Poujade surfe sur la vague électorale qui envoie à l'Assemblée nationale le chiffre record de 396 députés gaullistes, républicains indépendants compris. L'Union des démocrates pour la Ve République s'efface au profit de l'UDR (Union pour la défense de la République). Robert Poujade en devient le secrétaire général. Il a 36 ans. L'âge de la génération d'après-guerre, celle de l'abondance, de la paix sans souci. Une génération imprégnée de Malraux qui s'est politiquement affirmée à l'époque du gaullisme triomphant.
1971. Dijon lui ouvre ses bras. En un rien de temps, il démontre sa vision stratégique et sa compréhension intime de la capitale régionale, impose ses gens et ses choix, sans souffrir la moindre contestation. En se faisant élire maire, il reçoit un territoire et une fonction. La souveraineté vint après. C'est l'homme du moment, celui pour qui l'Histoire locale déroulait son tapis rouge.
1972. Duc de Bourgogne dans ses terres, il mène aussi une brillante carrière parisienne. Le 12 février, c'est la consécration : Robert Poujade profite d'un remaniement pour intégrer le troisième gouvernement Jacques Chaban Delmas et occuper le poste de ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de la Protection de la nature et de l'Environnement. C'est, par excellence, le politique à la française : aussi intimement provincial que foncièrement parisien.
Ses premières missions concernent la lutte contre la pollution sonore, le développement d'un réseau de contrôle de la qualité de l'air, l'extension des compétences des agences de l'eau, des contrats entre l'Etat et les branches industrielles polluantes pour mettre en place des normes de lutte contre les nuisances. L'aventure ministérielle durera 3 ans, 1 mois et 22 jours. Il la retranscrira dans un livre intitulé « Le ministère de l'impossible ». Il quitte son ministère le 1er mars 1974. Mise à l'écart ou volonté de construire une solide base locale ? On ne le saura jamais. Car Robert Poujade a le goût, le besoin, la culture du secret. Passé grand maître dans le jeu subtil des influences, il a fait preuve de génie pour préserver son rôle et son image. Combien de fois ses proches ont-ils laissé entendre qu'il était ministrable ? Et lui qui a toujours fait mine d'ignorer son pouvoir tout en y consacrant l'énergie et le doigté nécessaires à une grande carrière, affirmait d'un ton toujours péremptoire qu'il avait décliné l'offre...
1981. Valéry Giscard d'Estaing achève son septennat et doit affronter deux poids lourds sur sa droite : Michel Debré et Jacques Chirac. Robert Poujade est pressé d'afficher sa préférence. Soutenir quelqu'un, sans donner l'impression de s'engager à fond, tout en le soutenant vraiment, sans le soutenir officiellement : Robert Poujade excelle dans ce type d'exercice. « Giscard ? C'est l'homme du moment. Debré ? C'est le cœur du gaullisme qui bat. Chirac ? C'est l'homme de demain ». Le 10 mai, François Mitterrand installe la gauche au pouvoir pour la plus longue période de son histoire. Les élections législatives qui suivent l'élection présidentielle déciment les rangs de la droite à l'Assemblée nationale. Robert Poujade perd son siège de député au profit de Roland Carraz. Seul Gilbert Mathieu, sur la quatrième circonscription de Côte-d'Or, résiste au raz-de-marée socialiste.
1988. Charles Pasqua, orfèvre en découpage électoral, dessine une circonscription qui colle parfaitement à l'étiquette politique de Robert Poujade. Le maire de Dijon retrouve sa place sur les bancs de l'assemblée.
1995. De son emprise sur Dijon, il tire un titre de gloire : celui d'avoir été réélu dès le premier tour. Cette fois, François Rebsamen le contraint à patienter un dimanche de plus. Le mégalithe se lézarde.
2001. Il renonce à un sixième mandat de maire. On ne compte plus les qualificatifs flatteurs que Robert Poujade porte en sautoir. Sa décision de ne pas solliciter un nouveau mandat lui vaut une dernière distinction : un brevet de clairvoyance. C'est bien connu : les hommes politiques ne savent pas s'en aller au bon moment. Robert Poujade, si.
2002. Robert Poujade décide de tirer un trait sur sa carrière politique. Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont quitté la scène en sachant leur œuvre assurée de la durée, de la pérennité...
Jean-Louis Pierre
Un homme secret, voire très secret
D'abord le visage. Un visage lisse, impénétrable, respirant la détermination. Ensuite, le regard. Intransigeant, d'une fixité hypnotique, jaugeant sans aménité les indésirables. Enfin, la posture. Solennelle et péremptoire. Robert Poujade n'était pas du genre à mettre en confiance son interlocuteur. Plutôt à le déconcerter, voire le déstabiliser. Cette attitude, ce comportement, il les a toujours entretenus. Avec une certaine délectation.
Impressionnant, Robert Poujade l'était à plus d'un titre. L'homme était plutôt secret, voire très secret. Un homme de synthèse plus que de rapport de force. D'une farouche discrétion, rétif à la polémique et aux conflits. D'une prudence viscérale...
On n'est pas près d'oublier sa voix. Grave et travaillée. Aux inflexions tantôt fermes, tantôt suaves. Avec cette élocution lente, ce ton impétueux de celui qui ne supporte pas qu'on lui résiste. Détail important : personne ne se souvient l'avoir entendu élever durablement le ton. Même profondément agacé, il gardait cette immobilité minérale et ce profil de médaille qui aurait poussé n'importe quel portraitiste à épuiser le vocabulaire de la statuaire. Impressionnant, l'ancien maire l'était dès lors qu'il s'adressait à une salle ou à un public. C'était un orateur hors du commun, un tribun inspiré soignant ses effets, affectionnant les citations sophistiquées, jonglant avec les atmosphères, capable des improvisations les plus brillantes. Virtuose des petites phrases calibrées au millimètre, il les distillait méthodiquement, déstabilisant ses rivaux potentiels et, parfois, n'hésitant pas à faire mouche sur ses alliés. Son éloquence naturelle, avec des soupirs délicieusement distanciés, exerçait une sorte de magnétisme. Il savait capter l'attention, intéresser, passionner. Robert Poujade était capable, sans sourciller, d'évoluer sur tous les registres. De la chaleur la plus sincère à la sévérité la plus féroce, sans jamais oublier une pointe d'ironie délicate ou acide selon la cible. Autre détail qui mérite d'être souligné : quand il parlait en public, il avait une façon de croiser les mains et de les fixer obstinément. Son regard et son visage restaient parfaitement inexpressifs ou prenaient, tout au plus, un air de componction vite atténué par un regard malicieux... Mais le plus impressionnant chez Robert Poujade aura incontestablement été cette culture encyclopédique qu'il distillait avec parcimonie. Une culture littéraire digne d'un esthète stendhalien du XIXe siècle. Une intelligence aiguisée, une érudition qui impressionnaient les plus allergiques. Robert Poujade était un authentique intellectuel, un conceptuel qui avait le goût de l'expression et de la réthorique.
Redouté et respecté
Un mot encore sur ses équipes qu'il a façonnées avec une habileté tactique consommée. Très économe de son affection, il n'avait pas le sens des petits gestes qui entretiennent la complicité. On le redoutait. On le respectait. Il lui suffisait de lever un sourcil pour faire baisser les yeux des ambitieux. On lui adressait des compliments, rarement des conseils.
C'est avec une géniale perversité naturelle qu'il a toujours tiré les ficelles de ses proches, agneaux plus ou moins innocents abreuvés jusqu'à plus soif par le même robinet d'eau tiède. Fin politique et manœuvrier surdoué, il les persuadait de ce fameux ton murmuré qui installait d'emblée la conversation dans la confidence. Ceux et celles qui lui reprochaient d'avoir trop souvent privilégié la fidélité à la compétence et d'avoir dirigé la mairie avec son cabinet et pas suffisamment avec ses élus, reconnaissent volontiers avoir passé de grands moments aux côtés de ce magicien de la politique qui a suscité l'admiration mais aussi, parfois, la haine. Et on n'est pas prêt d'oublier cette image persistante du maire se frottant les mains. Gourmandise patente d'un routier de la politique rompu à toutes les épreuves. J-L. P