Il est coutumier d’entendre prononcer l’expression « Les couleurs, c’est la vie » ! Mais qu’entendre par là ? Telle est la modeste vocation de cette chronique qui se veut exploratoire, en cette période d’intériorisation, d’intériorité, et de confinement, de ce registre ordinaire que sont les couleurs, leurs infinies nuances, leurs évocations émotionnelles, leurs ramifications symboliques, leurs traditions historiques, etc. Aujourd’hui, abordons la rougeur et ses éclats multiples.
En notre région, tout un vocabulaire spécifique lui est dédié pour en décrire les nuances qui, avant de sensibiliser odorat et papilles gustatives seront venues stimuler notre rétine : framboise, cerise, rubis, pourpre, violet, grenat, jusqu’au redouté « tuilé ». Généré par l’ancestral Pinot noir, cet inventaire chromatique opère tel un arbre généalogique. Avec une origine commune et des ramifications multiples, toutes développeront les caractéristiques organoleptiques spécifiques reconnues d’après une appellation monochromatique que chacun des termes ci-dessus énoncés aura esquissé en notre esprit. De ce liquide dont la coloration est comparable à celui coulant en nos veines, il partage la tonalité avec une autre forme archétypique répandue partout, dans toutes les civilisations : celle du feu, de la flamme, et, par extension, de la lumière solaire !
Si en nos contrées bourguignonnes, l’aurore matinale empourpre nos coteaux et nos plateaux, dont le spectacle automnal s’est approprié la dénomination tant enviée, « Côte d’or », ce magistral rendez-vous est célébré aux antipodes, au Japon, par la coloration attribuée au soleil levant. Rien de paradoxal en cela, car la culture extrême orientale est manifestement portée par un intérêt suprême à l’instant, à l’instantané, à la mouvance des phénomènes atmosphériques, à ces infimes variations de l’intensité solaire transitant, durant l’aurore, de la plus profonde obscurité jusqu’à la plus éclatante clarté ! Le rouge assure alors la sublime transition entre ténèbres et luminosité, ce qui laisse présager que lorsque l’on médite sur cette tonalité, l’esprit s’élève sans difficulté vers des symboles puissants, assurant les liaisons entre la vie et la mort.
Songeons en cela aux poètes qui se sont emparés de cette spirituelle inspiration en la portant aux nues. Puisant dans les textes ancestraux pour y revivifier la genèse de l’espèce humaine, ils y rencontreront le nom de l’Homme primordial, Adam, issu d’une racine commune (edom) désignant « Terre », « homme » et… « rouge » ! De cette naissance symbolique, jailliront une multitude de récits, de contes, de légendes, dont certains ont traversés les siècles et nous sont parvenus en des formes quelques peu coupées de leurs sources. Sauf pour ceux qui, ayant une simple pomme en main, s’apprêtant à la déguster, y verrons un héritage de l’épisode paradisiaque. « On mange autant de mythes que de calories » déclarait le chef Alain Senderens, en écho à la déclaration du professeur de nutrition Jean Trémolières « L’homme est probablement consommateur de symboles autant que de nutriments… ». Car cette pomme, cette simple pomme, parce qu’elle nous offre une peau incarnat, ne nous présente pas une histoire ordinaire. En sa suavité s’écoule des siècles de notre culture, s’originant dans la relation charnelle entre Adam et Eve. Pour l’imaginaire collectif, et bien que nous ayons adopté une distance critique d’avec la pensée religieuse, la pomme rouge, au XXIe siècle, exprime encore et toujours, le désir et la séduction. Serait-ce, parce qu’en elle se dévoile l’envers de notre propre incarnation ? La peau rouge de la pomme correspondant à la tonalité de l’intérieur de notre corps, alors que la nuance de notre épiderme faisant écho à la chair du fruit ?
Le vin, le feu, le sang, la chair, la pomme, mais aussi la rose, les lèvres, le soleil crépusculaire, Carmen et carmin, le film Volver de Pedro Almodovar, etc., autant de sources de réflexion, de méditation, d’évasion pour explorer les multiples facettes de cette tonalité fascinante qui représente autant la vie… que la mort !
Philippe Fagot
Arcenciologue
Photo : Isabelle Laraque