Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles

Lors de mon dernier article, que vous avez pu lire, peste noire oblige, en version numérique, je me suis laissé aller à un élan d’enthousiasme pour l’actuel courant féministe qui traverse et bouscule le cinéma français, avec des réalisatrices comme Céline Sciamma et Emmanuelle Bercot. Mais bon, il faut raison garder et le féminisme n’est pas nécessairement un label de qualité. Le cinéma engagé, sur cette cause comme sur tant d’autres, est même souvent particulièrement lourdaud quand il ne parvient pas à trouver la forme et l’imaginaire qui lui donneraient vie, chair, émotion. On ne rentre pas dans une salle obscure pour être assommé par l’équivalent d’un tract du NPA, des Chiennes de garde, du rassemblement national ou d’un groupuscule animaliste crasseux. Et s’il existe de grands films politiques, c’est par leur densité, leurs litotes et leur écriture qu’ils le sont, et non par les sermons qu’ils pourraient assener.

Mais revenons à nos moutons, ou à nos brebis. Dans les années 1960/1970, il existait déjà des réalisatrices féministes. Elles étaient rares et, si l’on excepte l’émouvante Agnès Varda, elles étaient nulles. Marguerite Duras, dont j’ai naguère incendié « Le Camion », faisait partie du petit lot. La Marguerite est peut-être plus connue comme écrivaine (si l’on peut dire) que comme metteuse (!) en scène ; toutefois, selon le mot du regretté Pierre Desproges : « Ah, Marguerite Duras, elle n’a pas écrit que des conneries !… Elle en a aussi filmé. »

Et pourtant, aujourd’hui, c’est sur Chantal Akerman, cinéaste triste et belge, que j’ai jeté mon dévolu – et en particulier sur son œuvre maîtresse : « Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles ». Le titre, à lui seul fait rêver, il s’apparente à un libellé de carte d’identité ou de document administratif et l’on brûle d’envie, en le lisant, de mieux connaître Jeanne. Eh bien, on ne sera pas déçu. Jeanne, en effet, a une double identité passionnante : c’est une bonne ménagère et une pute. Enfin, disons que, veuve sans grandes ressources, elle subvient à l’existence confortable qu’elle mène et aux besoins de son fils adolescent en ayant recours à la prostitution occasionnelle. Chantal Akerman entend dénoncer ainsi la double aliénation de la femme : sa réduction à un objet de consommation sexuelle (car même le mariage serait, selon le mot de Balzac, de la « prostitution légale ») et son existence assignée aux tâches répétitives, abrutissantes et monotones du ménage. Un ménage toujours exercé au service des autres, de la famille, d’une réputation à tenir – fût-ce seulement aux propres yeux de la femme concernée.

Pour qu’on saisisse et ressente bien le message, Akerman a choisi de rentrer dans les plus petits détails de la vie quotidienne, de filmer, avec d’interminables plans statiques et en temps réel, les besognes domestiques les plus ennuyeuses. Vous aurez donc droit à tout le processus de la cuisson des pommes de terre ou de la préparation du café virant à la catastrophe s’il a bouilli. Comme cette saga de l’insignifiance dure tout de même près de trois heures et demie, on a tout le temps de se faire une idée.

D’autres réalisateurs ont su filmer le poids des jours qui s’étirent et des obligations aliénantes, surtout pour les femmes, mais ils l’ont fait en usant de l’ellipse, du symbole, de temps forts dans l’émotion. Chez Chantal Akerman, le seul temps fort intervient à la toute fin du long, très long métrage : après avoir satisfait un de ses clients, Jeanne le tue tranquillement avec une paire de ciseaux. Puis, elle reste assise, immobile, sereine, dans la salle à manger familiale. La cinéaste a voulu sans doute traduire ainsi le basculement psychologique et la révolte de son personnage – sans mesurer à quel point l’acte de Jeanne nuit à l’image de l’honorable et artisanal métier de pute.

Qu’il nous soit donc permis, en dépit des coassements des légions de grenouilles, de préférer aux froides études comportementales de Madame Akerman la révolte obstinée mais douce de « La Vieille Dame indigne » (René Allio, 1965), une révolte paisible où la vieille dame du titre provoque l’ire des bien pensants en choisissant la vie, en choisissant de vivre enfin pour elle – mais sans penser un instant à tuer les autres, fussent-ils des crétins et des machos confirmés.

Références : « Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles », Belgique/France, 1975

Réalisatrice : Chantal Akerman

Interprète : Delphine Seyrig, l’icône incontournable du cinéma chiant (pardon, défécatoire) des années 1960/1970