On pourrait penser de prime abord qu’Arnaud Desplechin marivaude artificieusement dans des films de bobos pour bobos. Mais cette première impression est bien trompeuse car, au-delà de la comédie sociale parfois faisandée, Desplechin est surtout un cinéaste capable de capter le comique sombre et l’ironie tragique de l’existence humaine, à travers des personnages pris dans l’inextricable nœud gordien des relations familiales et amoureuses.
Les rapports, toujours conflictuels, du féminin et du masculin et la question, toujours obsédante, de la filiation sont, entremêlés, au cœur de son film « Rois & Reine ». Il n’y a d’ailleurs, dans le titre comme dans l’intrigue qu’une seule reine, Nora (Emmanuelle Devos), dont la première partie du film trace le portrait : c’est une femme belle, responsable, aimante envers ses proches, apparemment épanouie, et qui s’apprête à se marier avec un homme riche et dévoué.
Autour d’elle, tourne une constellation d’hommes, anciens maris ou compagnons, père, fils de dix ans. Tous, même dans l’échec ou la souffrance, ont des personnalités marquées et règnent sur leur propre monde. Ce sont des rois, mais des rois au pluriel pour une seule reine. On pressent de ce fait que le portrait de dame avec groupe va, à travers des retours en arrière et des révélations successives, se complexifier, se modifier, s’obscurcir. Derrière la femme radieuse vont se dessiner des aspects bien plus sombres.
Dès les premières scènes, les intentions de Nora sont intrigantes. Elle adore son fils à qui elle a donné le nom d’un prophète de la Bible, Elias (Valentin Lelong). Elle déclare qu’il est toute sa vie et lui parle, de façon presque dérangeante, comme une amoureuse : « – Que tu es beau ! – Je te plais ? – Oui, tu me plais. » Et pourtant elle veut le faire adopter par un de ses anciens amants, Ismaël (Mathieu Amalric), avec qui elle a vécu pendant six ans et qui a assuré en grande partie l’éducation d’Elias, l’entourant de prévenances et d’affection. Nora a quitté Ismaël sans nul motif, peut-être pour le seul plaisir vaniteux d’avoir l’initiative de la rupture. Peut-être parce qu’elle considérait que son fils Elias, sa tendre chose à elle, s’attachait trop à celui qu’il considérait comme son « papa ».
Alors pourquoi, maintenant, la rayonnante mais dominatrice Nora voudrait-elle que son ancien concubin adopte le garçon ? Est-ce en raison d’un futur mari qui, malgré toute sa bonne volonté, ne parvient pas à sa faire accepter de l’enfant ? Est-ce qu’elle considère que son fils est en quelque sorte amputé d’une ascendance et d’une référence masculines puisque son père biologique est mort (accidentellement ?) avant sa naissance ?
Nora part alors à la recherche d’Ismaël pour lui apporter, si l’on peut dire, un petit prince, un fils sur un plateau. Mais les choses s’annoncent mal. Depuis qu’il a été rejeté par Nora, Ismaël, altiste dans une formation de musique de chambre, est tombé toujours plus bas dans la déchéance. Il ne s’est pas acquitté de ses impôts depuis deux ans et doit des sommes considérables au fisc. Il multiplie les chèques en bois. Sa fantaisie naturelle, source de divers épisodes comiques, s’est aigrie et prend parfois un tour inquiétant. Et il se retrouve interné de force dans un hôpital psychiatrique – selon une procédure d’ailleurs propice à tous les complots de famille, celle de l’hospitalisation à la demande d’un tiers. Et c’est d’ailleurs un complot des collègues de son quatuor qui l’a conduit là – ces derniers souhaitant se débarrasser d’un partenaire devenu imprévisible et récupérer, au profit de leur groupe, l’instrument inestimable qu’une fondation lui avait alloué.
Grâce à l’intervention de son avocat, allumé, drogué… mais efficace (Hippolyte Girardot) et à la compétence da sa psychiatre (Catherine Deneuve), Ismaël va sortir de l’asile et retrouver un semblant de vie normale. Mais parallèlement plusieurs flash-back éclairent d’un jour sombre la personnalité de Nora. On apprend ainsi, entre autres, que c’est elle qui a laissé par orgueil démesuré son premier amour se suicider. Peut-être même l’y a-t-elle poussé…
Alors, le petit prince Elias aura-t-il un père ? Dans un très bel épilogue, qui focalise l’œuvre sur le thème de la filiation, on voit Ismaël déclarer à Elias qu’il ne sera ni son père ni son ami. Car les enfants doivent se construire avec des amis de leur âge et car il a déjà un père biologique, inscrit au fond de son être, et un beau-père qui n’est peut-être pas si mal que ça. Pour être libre, un enfant doit se bâtir en partant du répertoire humain qui l’entoure, en faisant ses choix, en ne se réduisant pas au fait de descendre d’un tel… ou d’être adopté par tel autre.
Références : « Rois & Reine », (France, 2004)
Edité en DVD chez Bac Video