Carnot tourne une de ses plus belles pages

En septembre prochain, la rentrée à Carnot se fera sans Michel Gey. L’emblématique proviseur a décidé de mettre un terme à une belle carrière et de faire valoir ses droits à la retraite au terme d’un parcours qui montre que rien n’est jamais impossible pour celui qui s’accroche. Un parcours au cours duquel l’enthousiasme ne s’est jamais amenuisé. Un parcours tout au long duquel il n’a jamais manqué de l’ascendant qui naît de l’affirmation de soi.

Michel Gey n’a jamais été un figurant de l’Education nationale mais un acteur essentiel, une tête d’affiche occupant des rôles clé. Et même s’il n’est pas du genre à se laisser engloutir sous des remerciements exagérés et des effusions inutiles pleines de condescendance, ce qui suit est un hommage sincère pour cet homme qui s’est caractérisé par son sens des responsabilités et la rigueur de ses convictions. On ne gomme pas autant d’années passées au service de l’Education d’un trait de plume sergent major… Certains ont tellement vite fait d’oublier qu’il n’est pas inutile de rappeler ce que peut être l’excellence.

Michel Gey a débuté à une époque où on portait les cheveux longs et des pantalons pattes d’éléphant, une époque où le footballeur Dominique Rocheteau était surnommé l’ange vert, où Giscard avait l’ambition de rassembler deux Français sur trois… C’était en 1976. Année de sècheresse où le vin récolté était, paraît-il, d’excellente qualité. Le natif de Plombières-lès-Dijon « hérite » d’une première affectation dans un département qu’on n’appelait pas encore le 9-3, en Seine-Saint-Denis. Le grammairien de formation occupe son premier poste en qualité de prof de lettres classiques. Premier choc. Pas pour lui mais pour les autres. Sa direction, ses collègues, ses élèves et leurs parents qui découvrent un passionné, déterminé, organisé à l’extrême. Du genre qui ne s’égare pas pour vivre ses rêves. Un fonceur, un acteur, un fougueux, un ambitieux forcément. Les sujets difficiles ne sont pas du genre à le décourager. Il aime les défis, la complexité, les contradictions.

 

Distributeur d’énergie

L’observateur incisif et audacieux attire naturellement l’attention du rectorat, à Créteil, qui le recrute comme conseiller. Un passage « dans les bureaux » qui lui ouvre une affectation à un poste de principal de collège. D’abord à Montreuil-sous-Bois au collège Fabien. Puis à Epinay-sur-Seine, à Robespierre : « Robespierre, ça m’allait bien parce que j’étais un jeune principal intransigeant. C’est l’âge qui m’a fait devenir philosophe ». Ensuite, il se voit confier un premier gros bahut, à Malraux, sur la commune de Compiègne, dans un établissement qui accueille 1 200 élèves en zone d’éducation prioritaire. C’est à dire sur un territoire sensible et difficile. La vraie vie quotidienne où seule fait sens l’épaisseur des choses. Celle qui est sans gloire mais pas sans mérite. Les mains dans le charbon et l’intelligence aux aguets, celui qui porte sur ses épaules l’invisible cape des hussards de la République confirme les impressions recueillies à ses débuts. Le « patron » du collège est un homme franc qui a du caractère, des certitudes et une ligne de conduite. Avec lui, l’Education nationale aurait pu s’emparer du sigle d’EDF tant il est distributeur d’énergie dans un secteur souvent sur courant faible où il est plus facile d’agiter quelques symboles que de réformer en profondeur. Michel Gey fabrique des étincelles comme d’autres de la tiédeur. Il est surtout capable de voir plus loin que la prochaine rentrée scolaire et de transcender sa propre personne avec un désintéressement stoïque lui qui n’aime rien tant que les leçons de réel. Son administration est sous le charme. Il est vrai qu’on est à mille lieux de bon nombre de ses collègues à la gestion désordonnée, erratique, émotive et démagogique, dans un métier où on compte autant d’adversaires qui tirent à hue et à dia que d’ingrats qui nourrissent avec peine leurs frustrations et qui expriment sans le moindre talent ce besoin de se raccrocher à tout prix aux bons vieux schémas qui rassurent.

 

Retour en Côte-d’Or

Aussi il n’est pas surprenant que son vœu de retrouver sa région d’origine soit exaucé. Il rejoint le collège Boris Vian, à Talant où la délinquance juvénile prend position au point que le quartier du Belvédère sera vite classé zone urbaine sensible. Et ce n’est pas une clé à molette, même de la meilleure marque, qui traversera la baie vitrée de son appartement qui le fera dévier. Ordo ab chao. Opiniâtre jusqu’à l’obstination, son établissement dispensera normalement ses cours à la grande satisfaction des profs médusés par cette conviction poussée à l’extrême que les valeurs de la République sont belles et qu’il faut les préserver.

En 2000, la cour de récréation n’est plus la même. Michel Gey se voit confier les rênes de Stephen Liégeard, à Brochon, en qualité de proviseur. En 2007, il rejoint le lycée Eiffel avant de prendre le titre de proviseur et principal de Montchapet. 2015, c’est la cerise sur le gâteau. Il est nommé patron de Carnot (collège, lycée et classes préparatoires) là où les candidatures de toute la France se bousculent au portillon. Sous sa tutelle, l’institution dijonnaise retrouve son lustre d’antan et retrouve sa place sur le podium des meilleurs établissements de la région. Et Brigitte Macron ne s’y est d’ailleurs pas trompée en lui rendant visite officielle en compagnie de Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale. Consécration et reconnaissance d’un travail pour cet homme qui insuffle à son établissement une sorte d’enchantement discret.

A quelques jours de son départ qui sera officialisé le 31 juillet prochain, l’engagement et l’enthousiasme de Michel Gey sont restés les mêmes qu’à ses débuts voici près de 43 ans. Ceux qui l’auront cotoyé, qui auront eu la chance de travailler sous sa bienveillante autorité, retiendront ce subtil mélange de gravité détendue – chez lui, l’humour est ami de la profondeur – et de simplicité sérieuse, la conviction énorme et un appétit formidable pour dévorer les tâches, un tempérament vif, abrupt parfois, mais tellement intelligent. Un homme protéiforme, magicien des mots qui n’a pas son pareil pour capter l’attention de son auditoire, excellent joueur de batterie qui trouve le temps de s’adonner aux arts plastiques, auteur d’une quarantaine d’ouvrages scolaires sur la grammaire et l’orthographe publiés chez Nathan, un président qui a révolutionné le fonctionnement du Greta 21, l’organisme de formation sans conteste le plus performant de la Bourgogne – Franche-Comté…

 

Caméléon du savoir

Michel Gey n’a jamais caché sa passion pour Zola, les pères de l’Église – il est diplômé en pratistique – ou bien encore pour Aristote, Nietzsche ou Onfray : « J’ai un point commun avec ce dernier. Son épouse a mis fin à ses jours… ».

Il aime les grands auteurs… non parce qu’ils sont « classiques », mais parce qu’ils peuvent mieux que d’autres transmettre l’amour et le sens de la langue. La langue. Pour Michel Gey, une langue n’est pas seulement un véhicule de communication. Elle est aussi une façon d’appréhender l’existence, les relations sociales, l’amour, le travail. Pour lui qui a fait des recherches au sein du CNRS en linguistique de l’écrit, la langue est une civilisation. Les linguistes ne nous ont-ils pas d’ailleurs enseigné que c’était la langue qui structurait le cerveau et non l’inverse. Sans oublier les centaines de poèmes qu’il écrit. Chez ce caméléon du savoir, capable de s’intéresser au grand tout et aux petits rien, l’encre coule. On s’y désaltère. A le lire, on ne s’ennuie jamais.

Toujours habillé de noir avec une écharpe ou un foulard rouge, il ressemble à ces personnages qu’on croise dans la littérature romantique, dévorés par l’intranquillité, chassés de tous les lieux par une forme d’insatisfaction permanente. On gardera le souvenir d’un garçon loyal et droit comme il s’en rencontre peu. Un homme aux antipodes de ces « camelots du moi » à l’ego surdimensionné en quête de pouvoir. D’un pouvoir sur les autres et non pas d’un pouvoir pour les autres ; d’un pouvoir qui confond ambition et mission et auxquels il faut rappeler ce que disait Chateaubriand, orfèvre en la matière : « L’ambition dont on n’a pas les talents est un crime ». On a vite compris que notre homme ne se laisse pas endormir par les ébénistes de la langue de bois dont l’encaustique cache mal le vide des idées. Aussi le recours à l’élitisme ne lui fait pas peur. L’élitisme dont il sait bien que c’est un mot qui peut inquiéter, mais sûrement pas dans le sens où on pourrait l’entendre. Il s’agit pour lui d’un élitisme de la qualité d’être, de la volonté d’engagement, et de la passion de savoir.

Le plus grand cadeau de la retraite est sans doute la liberté. Michel Gey va user de la sienne pour suivre des sentiers qui sont tout sauf battus. Reste maintenant à savoir s’il mettra la lucidité de sa réflexion et le lyrisme de son verbe au service de nouveaux chemins de vie. Mais au fait : qu’est-ce qu’un homme libre ? Un marronnier du bac philosophie ?

Jean-Louis Pierre