Li Hezhi est l’auteur d’une oeuvre singulière et envoûtante, d’une grande beauté formelle. Le noir et le blanc y tiennent une place essentielle en raison de « leur impact visuel, direct, simple, clair et plus pur. Le noir contient toutes les couleurs. Il peut directement exprimer les sentiments complexes » explique l’artiste chinoise de 27 ans qui poursuit ses études en master à l’Ecole nationale supérieure d’art de Dijon comme l’avait fait avant elle Yan Pei-Ming.
Son travail est le fruit d’une intense et longue réflexion sur les rapports qu’entretiennent réel et imaginaire, rêve et réalité, subconscient et conscience dans le prolongement des travaux de l’épistémologue américain Hilary Putnam et de son expérience dite « du cerveau dans une cuve » dans laquelle il présentait en 1981 une expérience de réalité simulée. On sait l’usage qu’en fera notamment le cinéma avec les extraordinaires Matrix, eXistenZ ou encore Dark Star de John Carpenter.
Putnam renouvela une conception sceptique du monde qu’avaient abordés avant lui Platon qui dans le Théétète peine à distinguer le rêve de l’état d’éveil, Descartes et son idée du Dieu trompeur ou encore Pascal et l’hypothèse du rêve dans Les Pensées. On mesure la portée de l’expérience : ne sommes-nous que des « cerveaux dans une cuve » ?
On admire la manière dont plastiquement Li Hezhi aborde cette question et tente de la résoudre. « Quelle est la vérité, entre la réalité et la fiction ? » dit-elle, « interrogez-vous sur ce que vous voyez. Tout n’est peut-être pas réel et entre une réalité cruelle et un virtuel heureux : que choisissez-vous de vivre ? » Le rêve est, pour Li Hezhi, un support, un médium qui permet de questionner la réalité de nos existences.
Bien que Dali soit l’un de ses peintres préférés, nous sommes loin ici de l’approche opérée par André Breton et décrite par Sarane Alexandrian dans son ouvrage Le surréalisme et le rêve. Aussi loin qu’on peut l’être aussi de la représentation du rêve et du rêveur , indissociablement montrés comme ferments de « vision » par le graveur ou l’enlumineur du Moyen-Âge.
Voudrait-on chercher dans ses gravures une image du rêveur semblable à celle de l’homme couché au sol, yeux clos et tête appuyée sur la main ou le bras qu’on trouve d’ordinaire sur la gauche des vitraux de nos cathédrales, qu’on ne l’y trouverait pas. Non pas seulement en raison d’une approche culturelle originale, différente de l’approche occidentale mais parce que Li Hezhi entend placer le spectateur dans la position du rêveur, non pas interprète des rêves et de leur supposée signification mais acteur à part entière du monde qu’elle simule et façonne pour lui.
C’est tout le sens d’une merveilleuse installation de 15 m2 et de près d’une tonne, constituée de miroirs et de 150 gravures de rêves qui vous immergent dans l’ambiance fantasmatique et onirique du « cerveau dans une cuve ».
Li Hezhi traduit plastiquement l’expérience de Putnam. « Dans les rêves, nous apparaissons toujours dans la première perspective. Ce que j’exprime c’est le sentiment de la première perspective, de l’autre monde que j’ai aperçu et ce que je vois est autre chose que moi-même. Je peux être n’importe qui, alors les choses décrites n’incluent personne. Mais cela ne veut pas dire que personne n’existe : lorsque le spectateur de mon travail voit les images (et leur reflet), sa perspective est celle que je crée et ordonne pour lui ».
Li Hezhi artiste muée en « Dieu trompeur » ? Et si l’art et la poésie, semble-t-elle nous dire, n’étaient pas, au fond, plus vrais et exacts que l’histoire et la réalité ?
Alors qu’on ne parvient pas à se départir complètement d’un sentiment d’inquiétude et d’étrangeté émanant de ses gravures et dessins malgré l’évidence et la grâce des images qu’elle nous offre, on se prend à lui donner pleinement raison sur l’utilisation des moyens techniques et du médium utilisé pour les traduire : la gravure (plus parlante que le vidéo par exemple qui pourrait l’avoir tentée).
Et l’on se prend à souhaiter que ses récents travaux trouvent à Dijon un lieu d’exposition adapté afin que puisse y être montrée L’île isolée, titre inspiré d’un texte du poète John Donne. Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble.
Mais si elle estime comme Donne que personne n’est « un tout , un être complet en soi », Li Hezhi perçoit en chacun l’existence « au fond du coeur , d’une solitude et d’une fragilité » auxquelles ses nombreux voyages dans des conditions souvent extrêmes à la rencontre de populations éloignées de la modernité technologique et de leurs modes de vie, l’ont rendue singulièrement sensible.
« Ces gens qui n’ont jamais approché le monde extérieur, je pense à certains villages que j’ai tenu à visiter après 7 à 8 jours de marche dans l’Everest notamment , forment une île isolée. J’ai mis leur mémoire, leur expérience de vie avec le monde animal et la flore, au coeur de la montagne menaçante dans mes récents travaux constitués de dessins ainsi que par des petites sculptures conçues avec du sable, du sucre et du feu, ayant la légèreté de l’air et l’apparence de la solidité de la roche ».
Dessins et sculptures fruits de ses voyages , des rencontres et des dangers encourus qui impactent fortement son travail. Il n’est pas donné souvent de découvrir un travail artistique bouleversant de cette importance.
Pierre Pertus