Lukas Macek, directeur de Sciences Po Dijon, participera aux Internationales de Dijon et plus particulièrement au débat « La Russie : partenaire ou menace ? » en compagnie de Pascal Boniface, Directeur de l’IRIS, Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France en Russie, directeur de recherche à l’IRIS.
Dijon l’hebdo : La deuxième puissance mondiale est revenue sur le devant de la scène internationale depuis l’annexion de la Crimée, la guerre d’Ukraine et son intervention militaire en Syrie. Désormais, l’ex-empire soviétique, un temps ignoré, pèse lourd dans le concert des nations. La Russie d’aujourd’hui ne rappelle-t-elle pas celle de la Guerre froide d’hier ?
Lukas Macek : « Je me méfie de ce type de comparaisons. Le contexte global est très différent et la nature du régime russe également. Je dirais plutôt que la continuité entre la Russie d’aujourd’hui et l’Union soviétique d’avant 1989 relève surtout de ce que cette dernière avait en commun avec la Russie des tsars : la traditionnelle politique de puissance, le vieil impérialisme russe. »
DLH : Quelles sont les modalités, politiques, économiques et idéologiques, choisies par la Russie pour se reconstruire et peser à nouveau sur la scène internationale, et en quoi celles-ci peuvent se heurter aux intérêts occidentaux ?
L. M : « Il y a d’abord une politique de puissance décomplexée, qui contraste tout particulièrement avec l’attitude des Européens qui ont construit leur modèle, depuis 1950, sur la volonté de rompre, au moins partiellement, avec la Realpolitik traditionnelle et de se poser en « puissance normative » plutôt qu’en puissance militaire. S’y ajoute un rejet clair du modèle politique occidental, la Russie de Vladimir Poutine devenant une référence pour tous les adversaires – internes ou externes – de la démocratie libérale et de l’Etat de droit à l’occidentale. Enfin, il y a aussi un positionnement très conservateur sur le plan des valeurs, avec la critique d’un « Occident décadent » et la Russie présentée comme championne des « valeurs chrétiennes ». C’est donc un contre-modèle qui possède un réel pouvoir déstabilisateur, dans la mesure où il séduit – et soutient activement – des forces politiques anti-système au sein des démocraties occidentales. »
DLH : Pour l’opinion russe, Poutine a su restaurer l’orgueil national et améliorer le quotidien. Son autoritarisme affole les Occidentaux mais rien ne semble ébranler son pouvoir. Pourquoi les Russes aiment-ils tant Vladimir Poutine malgré son pouvoir sans partage ?
L. M : « La chute de l’URSS et les années Eltsine représentent aux yeux de beaucoup de Russes le chaos sur le plan intérieur et l’humiliation sur la scène internationale, avec un décrochage net par rapport à l’hyperpuissance américaine ou encore avec le choix de la quasi-totalité de ce qui a été la zone d’influence russe en Europe d’après 1945 de se tourner vers l’Occident, en adhérant à l’Union européenne et l’OTAN. C’est en réaction à tout cela que Vladimir Poutine a construit sa carrière politique et cela semble lui procurer une adhésion solide d’une bonne partie de la population russe. Le fait qu’il contrôle assez largement les médias et notamment la télévision ne gâche rien, évidemment… »
DLH : « Est-ce à dire que la population se satisfait de sa condition ? Qu’elle considère la mission de l’État protecteur des individus et des familles comme accomplie ? Qu’elle se contente du peu de libertés dont elle dispose ?
L. M : « L’ampleur du soutien réel au régime est difficile à évaluer. Il y a sans doute une partie importante de la population russe qui y adhère sincèrement, mais il y a aussi de la résignation, de la dépolitisation, du repli sur soi. Le taux d’abstention lors de la prochaine élection présidentielle sera un indicateur intéressant à observer. Et n’oublions pas que la précédente réélection de Vladimir Poutine a été difficile et elle a été suivie de protestations vigoureuses. L’annexion de la Crimée a permis à Vladimir Poutine de reprendre la main. Mais il y a des signes qui montrent que le régime n’est pas si sûr de lui : par exemple tous les efforts qu’il a déployés pour empêcher Alexeï Navalny de se présenter à la prochaine présidentielle. Ceci dit, Navalny est loin d’être un libéral pro-occidental, mais il tape là, où Vladimir Poutine est sans doute le plus vulnérable : sur la corruption du régime. »
DLH : Voter Poutine, n’est-ce pas une manière de traduire une certaine nostalgie pour l’ex Union soviétique et ses idéaux communistes même si l’on sait que sur le plan de l’idéologie, le nouveau « tsar » de Russie ne renouera pas avec les soviets ?
L. M : « C’est sans doute vrai pour une partie de l’électorat, mais là encore, je crois que d’autres ressources sont plus importantes : la volonté de restaurer la puissance impériale de la Russie, renouer avec la vieille ambition de « Moscou, troisième Rome », effacer l’humiliation de la défaite à l’issue de la guerre froide, sans oublier l’amélioration des conditions matérielles pour une partie significative de la population. »
DLH : La démocratie apparente de la Russie et son autoritarisme sous-jacent ne sont-ils finalement pas la preuve que la reconstruction du pays après la dissolution de l’URSS a échoué ?
L. M : « Si on espérait que la Russie évoluerait vers un modèle à l’européenne, de manière comparable à l’Europe centrale et orientale, et deviendrait un partenaire proche et commode pour l’Union européenne, l’évolution du pays depuis 1991 est évidemment un échec cuisant. Mais pouvait-on réellement s’attendre à une telle évolution compte tenu des spécificités de la Russie ? La question est de savoir si le durcissement du régime de Vladimir Poutine et de ses positions à l’international va se poursuivre ou si une réorientation vers une attitude plus conciliante – sur le plan intérieur et extérieur – est envisageable. »
DLH : La Russie est très éloignée des standards démocratiques occidentaux. Selon vous, peut-on la qualifier de dictature ?
L. M : « La réalité n’est pas binaire : entre une démocratie exemplaire et une dictature pure et dure, il y a de nombreuses formes intermédiaires et l’inventivité humaine en la matière semble inépuisable. La Russie d’aujourd’hui est une démocratie très largement vidée de sa substance par un régime de plus en plus autoritaire et autocratique, mais qui a l’intelligence de laisser vivre certains espaces de liberté, du moment où ils ne sont pas trop dangereux pour lui. »
DLH : Quel sera « l’après Poutine » ?
L. M : « On n’en est pas là… Mais les risques qui planent au-dessus de la succession de Vladimir Poutine sont nombreux et graves. Vu la faiblesse de l’opposition libérale, la probabilité qu’elle puisse prendre la forme d’un virage pro-occidental est faible. Et il est, hélas, incontestable que dans le paysage politique russe, on peut trouver des personnalités qui pourraient vite arriver à nous faire regretter Vladimir Poutine. »
Propos recueillis par Jean-Louis Pierre