S’il est un secteur en France qui connaît la crise, s’il est un domaine dont le substrat a été insidieusement vidé de son sens, c’est bien le langage. Le langage du quotidien, celui des média, des politiques de l’entre-deux-rives droite/gauche…
Au nom de la diversité des cultures et des religions, le voilà le langage des années 2010/2020, revisité par les prêtres de l’autocensure, les officiants du « parler vrai de la vraie vie par les vraies gens. » Pouah ! Vive les gros mots, les mots joufflus, les mots fessus un rien coquins, les mots qui fâchent dans les repas de familles, les mots de conviction qui embrasent le cœur. Quelle horreur de baigner aujourd’hui dans ces flots du politiquement correct, moulinés à grand renfort de robots Vorwerk thermomix dans les cuisines de la pensée officielle. Bref, notre société dite moderne semble faire abstraction des mots en prise directe avec les choses de la vie ; et met ses holas sur l’exercice de penser par soi-même ou celui d’un examen critique.
L’Occident avait permis à l’homme de la Renaissance de croire au libre-arbitre. Aujourd’hui le langage « hors-sol » jette l’ancre dans les eaux troubles du non-dit, dans l’incontinence verbale où viennent se confondre les affluents de l’interchangeabilité des cultures ou des croyances. Les esprits libres en viennent à craindre d’être relégués dans la caste des « intouchables », alors que tout dans la société révèle une dislocation, un clanisme exacerbé, une montée des communautarismes. Qui oserait jouer les hérétiques, jetant au diable le missel concocté par ces dames catéchistes que sont la sénatrice PS Laurence Rossignol et la secrétaire d’Etat aux droits des Femmes Marlène Schiappa ?
Le vocabulaire de 2018 est le miroir de l’absence du signifiant: les mots, les pensées n’ont plus ni saveur ni odeur ! Aujourd’hui, on préfère le mot « porc » à celui de cochon, car il sent moins le lisier… Autre révélateur de la fissure des mots ? La société entière ainsi que la pub rendent un culte officiel non plus aux « jeunes » – le mot aurait une connotation péjorative, mais aux « jeunes générations » – terme jugé plus chic. Jeunisme par ici, jeunisme par là… Ce qui n’empêche pas la machine économique de les sacrifier sur le marché de l’emploi.
Autre exemple de cette vacuité sémantique qui permet de nier l’évidence? Les pauvres sont devenus des personnes en grande difficulté, des SDF – triste sigle à l’instar de la SARL, qu’est notre Société à Responsabilité Limitée. Quant aux quartiers difficiles et leurs zones de non-droit, ce sont des « zones sensibles ». Que dire de cet adjectif détourné de son sens originel ? Beau tour de passe de magie, direz-vous, car on croit gommer ainsi toute rudesse existentielle ! De même, les aveugles sont devenus des malvoyants, les personnes souffrant de paraplégie ou de tétraplégie « une population à mobilité réduite »…
On nous rebat les oreilles avec l’incongru néologisme qu’est le substantif « senior », présenté dans la presse spécialisée comme le signe extérieur d’un potentiel à jamais juvénile. En quoi, ça change la donne de ne plus parler de la vieillesse, des vicissitudes du grand âge ? Le terme de « vieux » passe pour une injure ! Le néo-langage érigé sur des faux-semblants est en passe de devenir notre drogue dure, nous rendant tous « addicts » au non-dit, à l’infra-formulé. Entend-t-on nous abuser avec la… réalité augmentée de ces pseudo-vocables ? N’est-ce pas oublier la fonction de catharsis du langage qui, jusque au milieu du XXème siècle, appelait les choses par leur nom ? N’est-ce pas oublier la fonction libératrice du langage griffu de Colette qui appelait un chat un chat, et non une peluche ?
Marie France Poirier