On mangera quoi demain ?

Jean-Jacques Boutaud, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne, a dirigé un ouvrage collectif avec Kilien Stengel, professeur certifié à l’université François-Rabelais de Tours, qui vient de paraître aux éditions L’Harmattan sous le titre Cuisine du futur et alimentation de demain. Si cuisiner aujourd’hui permet de réunir et de partager, cuisiner sera sans doute demain synonyme de liberté d’agir, de créer et de penser. Explications avec Jean-Jacques Boutaud.

La cuisine est des plus grands dénominateurs communs. Etes-vous parti de ce constat pour construire un livre destiné au plus grand nombre ?
Jean-Jacques Boutaud : « Une des priorités de la charte éditoriale, c’était de faire un livre sur la cuisine avec différents angles d’attaque – historique, sociologique, nutritionnel – accessible au grand public. Il a fallu organiser un plan avec une approche très liée aux tendances de consommation avant d’essayer de comprendre les ressorts mêmes qui font que l’on se passionne pour la cuisine et l’alimentation. La fin du livre, lui, est plus ouvert sur la gastronomie de demain. L’objet de cet ouvrage est de faire apparaître différences, évolutions, permanences mais aussi mouvements, tensions, et articulations en termes de processus et dynamiques projetés sur la cuisine du futur et l’alimentation de demain ».

Comment dessinez-vous cette cuisine du futur ?
J.-J. B. : « C’était évidemment la grande question à l’origine de ce livre. Sur ce sujet, il est difficile de tracer une ligne unique. Ce qui est intéressant avec la cuisine c’est qu’elle nous confronte toujours à ce qui est très identitaire mais aussi en même temps à la diversité. La cuisine se situe toujours entre ces polarités et ces oppositions constructives à la fois simples et complexes ».

Une cuisine qui va évoluer avec des mots compliqués, des recettes impossibles à faire à la maison ou bien qui va revenir vers plus de simplicité ?
J.-J. B. : « Il est possible qu’elle revienne vers un mode de lisibilité. Nous essayons de démontrer que la cuisine est passée par différentes étapes. Historiquement, après guerre, la préoccupation c’était de manger à sa faim en retrouvant des bons indicateurs de quantité. Ensuite, le repas est apparu comme un marqueur social en donnant à la cuisine et à l’alimentation un certain style qui allait progresser en même temps que le mode de vie en société. On l’a vu très nettement dans la presse féminine qui s’empare de la cuisine pour l’utiliser comme une tendance, un marqueur de style. On est allé ensuite vers une cuisine plus responsable à tous les niveaux. Une cuisine centrée sur une recherche du mieux-être ».

Comment peut-on qualifier cette cuisine ? Citoyenne ?
J.-J. B. : « Citoyenne, c’est beaucoup dire parce que ça supposerait qu’elle a une responsabilité partagée avec un engagement très marqué de la part de tous. Nous n’en sommes pas encore là. Je dirais plutôt cuisine inventive, en recherche de sens et de signification. Certains vont s’orienter vers le partage et les bons moments de convivialité, d’autres vont activer des valeurs plus centrées sur l’éthique, d’autres vont jouer sur des critères plus esthétiques ».

La cuisine est-elle vraiment à la portée de tous ?
J.-J. B. : « Même si on n’est pas un très bon cuisinier, si on n’a pas de compétences culinaires particulières, il y a deux moments clés pendant lesquels on peut s’exprimer. Ils sont aux extrêmes du repas : ce sont l’apéritif et le dessert. On peut trouver des recettes dans des magazines ou sur internet et se montrer ainsi créatif. C’est évidemment plus difficile de s’exprimer sur un plat de résistance où l’enjeu n’est pas le même ».

La cuisine est-elle toujours un « espace » réservé aux femmes ?
J.-J. B. : « Ça le reste encore en dominante. Tous les chiffres montrent que dans l’espace domestique, ce sont les femmes qui ont la préséance et la responsabilité pour préparer et faire la cuisine même si les choses s’équilibrent un peu ».

Vous parlez aussi du vin dans ce livre. Suivra-t-il les mêmes tendances dans le futur ?
J.-J. B. : « Oui et ça va être un vin véritablement pluriel. On a longtemps vécu sur cette opposition binaire entre un vin standard qui répond à une demande internationale d’un vin flatteur, aromatique, avec des notes elles-mêmes très ciblées – vanillées, chocolatées, boisées… – et un vin du cru, de terroir avec toute son histoire et ses racines. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’on peut faire un vin qui répond à certains standards mais qui reste créatif. A l’inverse, on peut faire un vin de terroir qui s’accorde davantage avec un goût dominant. On est donc moins sur les oppositions que l’on a connues et il y a encore beaucoup d’espaces de liberté pour créer le vin de demain ».

Et c’est quoi cette liberté ?
J.-J. B. : « La vraie liberté, ça sera de faire une proposition simple pour un moment simple ou une proposition plus complexe. La vraie liberté n’enfermera plus le buveur de vin dans un style « je ne bois que des grands vins, dans des grands moments, entre gens éduqués et éclairés » ou « je suis condamné au petit vin, au petit rosé, bien fruité, bien glacé ». On va sortir de cette opposition élémentaire pour aller vers des propositions plus éclatées ».

D’où vient votre intérêt pour tout ce qui touche à la cuisine et à l’alimentation ?
J.-J. B. : « A mon avis parce que la cuisine concentre tout et dit tout. Elle contient aussi toute notre mémoire et notre identité. On est façonné par ce qu’on mange, ce qu’on a mangé et ce qu’on va manger. Quand on interroge les Français, les valeurs qui sont mises en avant sont le plaisir, le partage et la santé. Les plus récentes études le montrent. Et vous noterez qu’avec ces trois critères, on parle de cuisine mais aussi de société et de relations sociales. Dans la cuisine, ces trois valeurs sont fortement inscrites. Il y a dans notre imaginaire des plats, des sensations, des odeurs, des textures, des moments de partage… La cuisine est porteuse de la créativité. Elle s’invente complètement grâce à cet imaginaire mais aussi par la technique qui lui donne une dimension très réaliste ».

Qu’est-ce que vous entendez par technique ?
J.-J. B. : « C’est toute l’intervention de la robotique, du numérique, des nouvelles technologies. Prenez, par exemple, le réfrigérateur : c’est un élément qui va devenir central dans la cuisine de demain. Il présentera une mine d’informations. Le réfrigérateur sera connecté à des centrales d’achats de votre choix et sera lui-même capable de commander les aliments que vous consommez régulièrement. On pense qu’il sera capable aussi de projeter sur le mur une projection de l’intérieur en nous alertant sur ce qui est périmé ».

Que pensez-vous des émissions de cuisine qui prolifèrent sur les chaînes de télévision ?
J.-J. B. : « C’est tout un phénomène d’éducation, d’apprentissage qui passe bien sûr par l’école mais aussi par la télévision. Les gens regardent et, par mimétisme, par imitation, ils ont envie de reproduire des plats et les gestes. Ce qui est pénible, par contre, avec ces émissions culinaires c’est qu’elles associent toujours la cuisine au stress, à la punition, à la sanction. « C’est bon mais… ça manque de… ». Il y a incontestablement un concept d’émission culinaire à inventer. Parlons plutôt de cuisines du monde, de randonnées culinaires sans tomber dans une forme de romantisme excessif qui pénalise celles qui nous sont proposées aujourd’hui ».

Le brunch dominical proposé sous les halles de Dijon, c’est une bonne chose ?
J.-J. B. : « Oui car le brunch permet de sortir d’une organisation canonique, un peu trop rigide : le petit-déjeuner, le déjeuner et le diner ou le souper. Tout le monde croit encore ou feint de croire que notre rapport alimentaire s’organise sur ces trois temps. C’est de moins en moins vrai même si manger en dehors de ces trois moments s’apparente à du snaking ou du grignotage. Le brunch est un moment de respiration, de liberté dans la matinée. Il nous renvoie à un acte culinaire à la différence du buffet qui, lui, a une dimension cosmétique. Le brunch est toujours une proposition diversifiée. Il constitue une surprise. Il est associé à des moments et des lieux nouveaux ».

Propos recueillis par Jean-Louis PIERRE