Imaginez un de ces mardis dijonnais pluvieux et venteux à souhait… La vie semble grise, plate et noircie comme la sous-tasse d’un expresso trop vite consommé, dans la solitude de sa cuisine. On se prend alors à inventer à un monde plus convivial, où l’arôme du café se peloterait dans une odeur de bière maltée, brassée de propos de zinc, de brèves de comptoir… S’il est un bistrot qui peut endiguer notre désenchantement, et dont Mac Do n’aura pas sa peau, c’est bien Les Troènes. Ambiance, avenue Aristide Briand…
Aux Troènes, tout le monde se connaît : on aime partager, entre amis, entre copains, la bonne histoire du jour, un fait-divers, un verre de vin, un expresso, bref un morceau sympa de vie. C’est toujours bon de participer au fouillis-poème des conversations des habitués, coudes rivés au zinc ! C’est toujours bon aussi de se plonger dans les bribes des vies, lorsque celles-ci nous projettent leur péplum sur la musique de fond d’un percolateur !
Quel gouvernement déclarera un jour l’utilité publique d’un vrai café de quartier ?
Le décor des Troènes est vite planté : dix-quinze tables toutes simples, quelque trente chaises indemnes de toute mode et farouchement hostiles à l’intrusion du design. Et puis – mais faut-il s’en étonner ?- sur l’étagère à droite du zinc, trône un petit autel dédié au rugby. Enfin, imaginez que par-delà tout ça, chacun découvrira « la » rareté dans notre siècle : un climat de détente populaire, bon enfant.
Quelques trop rares cafés de quartier à Dijon perpétuent cette vocation de franche convivialité, ce « lien social », comme on dit aujourd’hui dans les milieux branchés chic. Quel gouvernement déclarera un jour l’utilité publique d’un vrai café de quartier ? Les esprits poètes épris de Bernard Dimet ou d’Antoine Blandin comprendront… Ajoutons que le café des Troènes procède d’une certaine verve poétique et foisonnante, trop fréquemment étouffée par les bars à thèmes de nos paysages urbains.
Côté horizon, été comme hiver, le petit établissement des Troènes se distingue par la quasi absence de présence féminine. Ici prédomine la gent composée d’hommes, actifs et retraités. Que les papes et papesses des quotas de la parité nous pardonnent : il est parfois bon de frayer hors les autoroutes du politiquement correct ! Le tutoiement y est général. En un mot comme en cent, l’atmosphère est virile. Ce qui ne veut pas dire macho, ni de mauvais aloi.
Le patron s’appelle Jérôme, comme l’aurait chanté Pierre Perret
Dès potron-minet, la porte des Troènes déverse sa première pelletée : les gars du bâtiment et des travaux publics précédés – ce matin-là – d’une odeur de pluie et de ciment mouillé. Une heure plus tard, ils seront suivis des éboueurs. Le Patron s’appelle Jérôme, comme l’aurait chanté Pierre Perret. Au poste de pilotage de son zinc depuis 14 ans, il connaît tout son petit monde.
– Salut, Jérôme, sale temps, hein ! Mets-nous donc un petit noir.
A neuf heures et demie/dix heures, un tout autre univers. Fuat, primeur en fruits et légumes aux Halles de Dijon, entame avec son copain Fred, chef d’entreprise, un tour complet de l’actualité dans le monde, qui sera entrecoupé de moult cafés, d’une « petite » bière et d’un aller-retour à la machine de la Française des jeux, « Rapido » oblige ! Ce cinquantenaire, animé d’un esprit curieux et plein de bon sens, en remontrerait à plus d’un journaliste, question politique étrangère. La jovialité en plus… Toujours plein d’allant, le voilà qui lance : « C’est Jérôme, c’est lui qui fait la différence avec un tout autre bistrot. Sinon, je ne vois pas pour quelle raison, on viendrait ici à La Maladière, depuis le centre-ville, la Toison d’Or ou même Montchapet».
« On est là côte à côte, parfois sans se parler. Rien d’obligé… »
A deux tables de là, monsieur Jacques, retraité de la Seita, attend son copain Jean Noël, dit Jeannono le Magicien : « Ben, le voilà ! C’est un chic type. On est là côte à côte, parfois sans se parler. Rien d’obligé… C’est aussi ça la camaraderie.» Effectivement, le Magicien entre. Une arrivée ponctuée depuis le comptoir par des « Salut, Magic Toy ». Au fil de la conversation, on apprendra que Jeannono, un personnage original, partage ses activités professionnelles entre la plomberie – son premier métier – et l’exercice de la magie. Un jeu de carte à perpétuité dans sa poche, et le voilà qui, au beau milieu du petit café, épate l’assistance par l’un de ses mille et un tours de passe-passe. Rien de tel pour débusquer du fin fond de votre état d’adulte l’émerveillement de l’enfance…
Jérôme, le patron, ne manque pas de le retenir bien à l’avance, histoire d’animer les repas de fêtes de fin d’année aux Troènes : « Et là, de 7 à 77 ans, tout le monde se met à croire au Père Noël ».
Justement, le Père Noël… Eh bien ! Jérôme aimerait le rencontrer plus souvent : « Il y a encore quelque temps, je faisais 50 couverts, chaque midi. On est bien situé : nous sommes près du rectorat, de l’école des greffes, de la chambre de commerce et d’industrie etc. Nous avions également les ouvriers du bâtiment. Actuellement on tourne autour d’une trentaine de clients. On a beau pratiquer un menu à 13,50 €, on se ressent de la baisse du pouvoir d’achat de nos clients. C’est dommage pour mon café bien sûr, mais également pour les habitués de midi qui en apprécient le brassage social ».
La Maladière, « la campagne dans la ville » au dire de ses habitants, fait figure de lieu privilégié ; on y compte encore sept bars de quartier, cafés ou petites brasseries, tous appréciés comme un havre : « Chacun avec sa petite clientèle en vit jusqu’ici », confie le patron des Troènes.
Encore faut-il que les grandes chaînes internationales de café ne jettent pas l’ancre à proximité de ces ilots de lignes de vie.
Marie France POIRIER