Florida Sadki : le devoir de mémoire

Paris, Fondation Henri Cartier-Bresson. La fin d’une journée de l’hiver 2010. Au dernière étage, l’exposition « La Banlieue de Paris  des années 50 ». Une centaine de prises de vue. Un Robert Doisneau, grave et inattendu. Le regard de Florida Sadki s’attarde sur une photo d’un vaste terrain en friche de Gentilly d’une nudité irréelle : ligne d’immeubles, ciel nuageux sans fin. « Je reconnais ! C’est là, que s’est déroulée une partie de mon enfance ! » Et voilà que sourd et s’agite tout son univers de petite fille… Depuis, Florida a mené sa vie de journaliste, travaillant pour plusieurs émissions de télévision, dont « Mosaïque ». Aujourd’hui, elle réalise des documentaires et dirige également des stages de formation audiovisuelle.
Cette femme de 60 ans, au charme sobre et élégant, se livre peu. Elle a ses refuges intérieurs, peuplés des compagnons de toujours que sont ses livres et le silence. Et pourtant… Si on lui demande de se définir, là au débotté ? La réponse fuse. Révélant une authenticité et un soupçon de malice: « J’ai beau profondément aimer ce que je fais. Il n’empêche, je me vois en dilettante. Oui, je me revendique ainsi ».
Dilettante vraiment, chez celle qui s’est montrée si prolifique dès la jeunesse ? Licence d’espagnol, maîtrise de portugais, DEA de littérature brésilienne, doctorat en sciences politiques sur la société brésilienne… Qu’est-ce qui fait traverser les frontières à Florida ? Elle confie aimer se frotter aux cultures d’Amérique latine et saisir l’opportunité de se sentir libre. De construire aussi son propre socle de réflexion.
Cette philosophie, on la retrouvera dans la douzaine de documentaires dont elle est l’auteur, et que les adhérents de l’OPAD, l’association des seniors dijonnais, ont l’occasion de découvrir : « J’ai la phobie d’être enfermée dans une identité. Je souffre d’être confinée dans une seule société. J’aime marcher vers des univers que je ne connais pas. C’est à cet instant que je me sens neuve », assure-t-elle. D’où sa fierté farouche à s’en être tenue au statut de pigiste : « Etre salariée m’aurait enlevé tout élan vital. Un peu comme une mort annoncée… J’assume ce nomadisme, lié à mon atavisme : mes aïeux algériens se donnaient une direction pour le lendemain, sans être jamais sûrs de l’atteindre », lâche-t-elle.
Son souci ? S’inscrire dans cet axe de vie de vie. Ses documentaires projettent un éclairage différent, braquent un regard oblique sur l’histoire coloniale de l’époque contemporaine : « Dans les tranchées d’Afrique » retrace l’engagement des soldats de ce continent dans les grands conflits mondiaux. « Abd El-Kader, l’exil et le divin » met en exergue le charisme, l’œcuménisme, la sagesse mélancolique de celui qui ne se résume pas au rôle de guerrier ; son plus récent film, «Le maître et l’indigène », porte sur les bienfaits et ambiguïtés de l’école de Jules Ferry, la complexité de la mission des enseignants etc.
Ce besoin d’explorer hors des sentiers battus – Florida l’explique – a pris source dans une prise de conscience de son ignorance d’enfant, puis d’adolescente: « Mes parents ne m’ont pas appris l’arabe, ni jamais évoqué l’histoire de l’Algérie. Ils s’exprimaient en arabe, lorsqu’ils voulaient me tenir à l’écart de leur discussion ; l’arabe, c’était pour moi la langue du couple, des adultes ».
Mais, mais… Florida se montre observatrice, prompte à décoder les non-dits. Elle ressent la curiosité passionnée d’en savoir toujours plus… Les hasards de la vie lui ont donné le goût de l’image du film documentaire. Image qu’elle qualifie de « langage sans frontière ». Langage, qui lui a permis de rentrer dans « sa propre  » histoire, comme dans celle de la grande écrivaine algérienne Assia Djebar, morte récemment ! Florida avait réalisé son portrait pour la télévision : « Nous sommes devenues amies. Elle a éclairé mon chemin », ajoute-t-elle avec une émotion contenue…
Nous voilà en marche vers un fleuve souterrain d’évènements, vers d’autres exigences de la connaissance de l’Histoire coloniale. Florida : « Oui, j’évoque ce passé qui ne passe pas… On me dira qu’un travail de mémoire agite aujourd’hui la France et ses institutions. Un travail légitime, certes, mais un travail souvent brouillé par les commémorations officielles et les controverses. Dans mes documentaires, je tente de redonner leur existence aux petites gens, artisans de lendemains qu’ils imaginaient meilleurs. De redonner leur dignité aux humbles, aux dominés ou aux vaincus de l’Histoire. De les faire surgir de l’oubli ».
Bouleversante découverte du bruit de ces silences…
Marie-France POIRIER