Le 13 août dernier, devant la Chambre d’instruction de Dijon, un incident est venu secouer la sérénité de la Justice. L’avocat général se serait lancé dans une envolée lyrique peu amène envers les gens du voyage. L’avocat de l’accusé rapporte ces propos : « C’est une affaire à l’ancienne, il y a des noms difficiles à porter. Cela concerne des gens du voyage, qui, comme chacun sait, ont fait du vol un mode de vie ». Il aurait même ajouté : « J’allais dire que je les trouve attachants, ces gens du voyage, avec leur mode de vie fait de rapines et de combines en tout genre. D’ailleurs, il est ferrailleur, c’est la débrouille, c’est la récup, ça veut tout dire… ».
Evidemment, le magistrat a été aussitôt taxé de raciste par la défense qui a déposé plainte pour « injures et diffamations raciales ». L’affaire est en délibéré, étant noté que le passé judiciaire déjà chargé du prévenu ne plaide guère en sa faveur.
Que dit le droit sur ces fameuses considérations raciales ? Selon le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, une « ethnie » est un groupe humain d’une certaine densité qui n’a pas eu accès au statut d’État mais qui présente néanmoins de longue date plusieurs des caractéristiques suivantes :
a) un territoire (à cheval ou non sur plusieurs Etats)
b) une langue propre
c) un nom collectif (parfois imposé par les sociétés voisines, souvent retourné par le groupe lui-même)
d) une histoire singulière
e) des traits culturels originaux (architecture, cuisine, musique, littérature orale ou écrite)
f) une identité revendiquée et plus ou moins assumée.
La question est donc posée : les gens du voyage sont-ils une « ethnie » ? Je vous laisse le soin de trancher… Hormis pour la Nouvelle Calédonie, pour laquelle (bizarrement) la CNIL a donné son accord en 2009 pour que des statistiques ethniques soient relevées au motif qu’elles répondent à un « intérêt public », en France il est interdit de se livrer à un recensement de la population en intégrant des critères ethniques, religieux, sexuels, etc.
La loi du 6 janvier 1978 dans son article 8 stipule : «Il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses…». Il semble donc bien que l’avocat général de Dijon ait quelque peu franchi la ligne blanche en faisant état de l’appartenance du prévenu à la communauté des gens du voyage.
Pourtant, est-ce une faute majeure que d’énoncer un simple fait, une constatation ? J’en doute… Est-ce une faute majeure que de laisser entendre que tous les gens du voyage sont des adeptes de la rapine ? Sans doute… Pourtant, si vous demandez aux Français leur opinion, il y a fort à parier qu’ils vous répondront par l’affirmative, balayant d’un revers de main le piège d’une généralisation hâtive. Ce n’est pas la première fois que les tribunaux ont à trancher sur des propos considérés comme insultants, racistes, diffamatoires… par nombre d’associations toujours promptes à déposer plainte pour encaisser de substantielles amendes.
On en vient presque à se demander si face au dictat du politiquement correct le mieux ne serait pas de la boucler ! Ce qui confinerait à une forme d’auto censure à laquelle notre pays n’était pas particulièrement habitué jusqu’à un passé récent. Tout le monde se souvient des ennuis judiciaires d’Eric Zemmour pour ses propos tenus le 6 mars 2010 sur Canal + et sur France Ô : « Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est comme ça, c’est un fait ».
Avouez que le parallèle avec l’affaire de Dijon est saisissant ! Finalement, la 17e chambre a retenu le délit de provocation à la discrimination raciale et a condamné Eric Zemmour à 1 000 € d’amende avec sursis, plus le versement d’1 € à chacune des parties civiles, plus 750 € de frais de justice, soit un total de 1 502€. Vous aurez observé que dans les propos d’Eric Zemmour il est dit très clairement « la plupart… », subtilité qui n’existe pas dans les propos (à supposer qu’ils aient été correctement rapportés par l’avocat du prévenu) tenus à Dijon par l’avocat général.
Nul doute que cette toute petite différence sera prise en compte par la Cour lorsqu’elle rendra son jugement … Décidément, la frontière devient de plus en plus ténue entre ce que l’on peut dire ou ne pas dire. La frontière devient de plus en plus ténue entre ce qui, pour des faits identiques, peut vous être reproché par telle ou telle juridiction, comme nous l’avons vu récemment dans le cas de Anne-Sophie Leclere, condamnée par le tribunal de Cayenne à 9 mois de prison ferme plus 50 000€ d’amende pour avoir comparé la ministre de la Justice à une guenon alors qu’un dessin paru dans « Charlie Hebdo » du 30 octobre 2013, représentant la même ministre sous les traits d’une guenon, n’avait pas retenu la moindre attention. Il me paraît inquiétant que dans la France du 21e siècle on ne puisse plus exprimer des faits ou pratiquer un humour (fut-il parfois de mauvais goût) sans systématiquement se retrouver devant des tribunaux où l’on voit parfois – comble de la dérive procédurière ! – des prévenus habitués des condamnations porter plainte contre le ministère public et demander des dommages et intérêts…